Des subversifs à Percé

No 65 - été 2016

La Maison du pêcheur

Des subversifs à Percé

Paul Beaucage

En 1971, Alain Chartrand profite de la création de l’Association coopérative de productions audio-visuelles (ACPAV) pour s’y impliquer et y achever le long métrage Isis au 8 (1972). De 1976 à 1983, Chartrand réalise des métrages comme La piastre (1976) et On n’est pas sorti du bois (1982), dans lesquels il traite, avec originalité, du rapport que le Québécois entretient avec la nature.

Durant les années 1980, le cinéaste tourne peu de films. Cependant, il attire derechef l’attention des cinéphiles en réalisant l’ambitieux documentaire Un homme de parole (1991), lequel porte sur l’engagement politique de Michel Chartrand. Inspiré par le succès d’estime que lui a valu ce film, Alain signe deux téléséries : Chartrand et Simonne (2000) ainsi que Simonne et Chartrand (2003), qui traitent de la vie de ses célè­bres parents.

Suite à une dizaine d’années d’inactivité, Alain Chartrand tente de renouer avec un art politiquement engagé en signant La Maison du pêcheur (2013), une œuvre fictionnelle qui relate un épisode méconnu de la vie des anciens membres [1] de la cellule Chénier du Front de libération du Québec (FLQ).

Un résumé de l’intrigue

Comme bien des sexagénaires et des septuagénaires québécois d’aujourd’hui, Alain Chartrand a été marqué par la crise d’Octobre. À l’instar d’un Pierre Falardeau, il a tenté de comprendre ce qui a pu pousser des jeunes gens idéalistes à verser dans l’action terroriste et à commettre l’irréparable. Conscient que Falardeau a proposé un point de vue pertinent dans Octobre (1994), Chartrand cherche à s’en démarquer en réalisant un drame sociopolitique novateur. Après s’être longtemps interrogé au sujet du cheminement des membres du FLQ, le cinéaste s’est librement inspiré des souvenirs de Paul Rose pour créer La Maison du pêcheur. On peut résumer l’intrigue du film de cette façon : tandis que des policiers arrêtent Bernard Lortie pour l’enlèvement et l’assassinat de l’ex-ministre libéral Pierre Laporte, à Montréal, au cours de l’automne 1970, le jeune Gaspésien se souvient de son passé. Plus précisément, il se remémore l’arrivée à Percé des frères Paul et Jacques Rose, ainsi que celle de Francis Simard, durant l’été 1969 (plusieurs mois avant que ceux-ci ne se joignent au FLQ, en compagnie de Lortie).

À l’époque, ces militants de la cause nationaliste québécoise ont loué le bâtiment d’un ancien restaurant, que l’on nommait la Maison du pêcheur, pour y accueillir des Gaspésiens démunis. Dans cette perspective, ils souhaitaient convaincre un grand nombre d’habitants de la Gaspésie de se joindre à leur mouvement sociopolitique afin de transformer le Québec. Dans quelle mesure les contestataires de Montréal ont-ils atteint leur objectif ?

Un style narratif fort élégant

Si La Maison du pêcheur n’est pas exempt de quelques faiblesses scénaristiques, il faut reconnaître que ce film est particulièrement élaboré sur le plan esthétique. Refusant de sombrer dans les facilités de l’écriture télévisuelle ou de l’académisme cinématographique, Alain Chartrand s’est servi de manière adroite, personnelle des moyens plastiques et sonores dont il disposait.

S’inspirant volontiers de la démarche de Gilles Groulx dans des œuvres engagées comme Où êtes-vous donc ? (1968) et 24 heures ou plus (1976), Alain Chartrand procède à des variations intéressantes en ce qui a trait aux couleurs de son film. Pour traduire le contraste qu’il établit entre le passé et le présent narratifs, le cinéaste a choisi de filmer le premier temps en noir et blanc et le second en couleurs. Avec la collaboration de l’excellent opérateur Pierre Mignot, le réalisateur repré­sente la nature de Percé, sa morphologie singulière, son fameux rocher de manière très maîtrisée. Grâce à un sens précis des cadrages et des éclairages, les deux hommes ont su appréhender des paysages d’une beauté majestueuse. Chartrand et Mignot évitent cependant constamment de figer leurs images dans la photogénie. Ils nous montrent clairement que le Percé de 1969 constitue une réalité spatiotemporelle qui contraste avec celle de Montréal.

Ne nous leurrons pas : lors de sa sortie publi­que, en septembre 2013, La Maison du pêcheur a été mal accueilli par plusieurs observateurs du ciné­ma québécois. Évidemment, les créations touchant à une période aussi controversée de l’histoire du Québec peuvent difficilement faire l’unanimité. Toutefois, il est frappant de constater jusqu’à quel point certains journalistes et une bonne partie du public ont sous-estimé la portée de ce film. Certes, des lacunes scénaristiques ainsi que quelques maladresses narratives ne l’ont pas aidé à trouver grâce aux yeux d’une partie de la critique. Pourtant, ce long métrage porte, avec éclat, la griffe d’Alain Chartrand sur le plan stylistique tout en développant des thèmes indémodables. En outre, l’un des mérites du film de Chartrand est de brosser un portrait significatif de la vie des Gaspésiens, qui apparaissaient alors, comme c’est le cas aujourd’hui, partagés entre un vif attachement pour leur région et une volonté tangible d’améliorer leur sort, quitte à s’exiler. De sorte qu’il faut souhaiter qu’un certain recul par rapport au drame sociopolitique d’Alain Chartrand permette au cinéphile, dans un avenir relativement rapproché, d’en apprécier les qualités, sans pour autant en ignorer les défauts.


[1Nous nous référons ici à Paul Rose, Jacques Rose, Francis Simard et Bernard Lortie.

Thèmes de recherche Cinéma, Politique québécoise, Histoire
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