Dossier : Gaspésie - Forces vives

Comment tuer la Gaspésie

Petit mode d’emploi de destruction régionale

Philippe Garon

Dans le cadre de notre dossier Gaspésie, forces vives, nous publions un article inédit sur la question gaspésienne.

Depuis quelques années, la haine que les gouvernements et une fraction de la population vouent à la Gaspésie a pris des proportions impressionnantes. Cependant, malgré les paroles incendiaires d’une pléthore de démagogues et la multiplication des interventions visant à nuire vigoureusement à la région, force est de constater que les résultats convaincants tardent à se manifester. Comment vraiment débarrasser le Québec de cette nuisance ? Voici, en huit recommandations simples, des pistes de solutions à mettre en œuvre pour fermer la Gaspésie une bonne fois pour toutes.

1- Saccager la nature

Que ce soit pour les paysages ou, dans un sens plus large, pour toutes les composantes de l’environnement gaspésien (forêts, eau, air, littoral, faune, etc.), il est très important de causer, individuellement et collectivement, le plus de dommages possible. Cela permettra de dissoudre définitivement l’identité gaspésienne.

Bien sûr, les efforts de certains promoteurs industriels, comme Ciment McInnis ou Pétrolia, rendent possible l’atteinte de cet objectif d’une manière très efficace. Surtout que le gaspillage de fonds publics qu’ils impliquent contribue admirablement à ruiner le Québec dans son ensemble tout en facilitant sa dérive écologique. Mais on ne doit pas négliger l’importance de nos gestes personnels. Comment faire notre part ? Acquérir une motoneige, un quad, et s’en servir de la manière la plus insouciante possible constituent des solutions intéressantes. Mais en laissant aller votre imagination, vous pouvez faire plus et mieux ! Il n’y a pas de limites aux comportements à adopter pour participer à la destruction de l’écosystème gaspésien et, par le fait même, de la planète.

2- Prôner l’individualisme

Beaucoup trop de Gaspésien.ne.s entretiennent encore, souvent sans même le savoir, des comportements et des valeurs héritées du mode de vie de nos ancêtres paysan.ne.s : entraide, solidarité, partage, coopération. Plusieurs traditions axées sur l’autonomie (jardinage, pêche, cueillette, chasse, bûchage du bois de chauffage) démontrent leur résistance opiniâtre au mode de vie postmoderne, qui repose sur la dépendance. L’adoption de règlements appropriés faciliterait sûrement la disparition de tels archaïsmes pour mater cette population encore un peu trop rétive au néolibéralisme.

3- Entraver l’immigration

Les Néogaspésien.ne.s s’imposent comme les véritables locomotives de cette région. Leurs bonnes idées lui permettent de se renouveler dans tous les domaines et, notamment, d’entreprendre une transition vers une économie alternative qui menace l’ordre établi. Il faut que ça cesse ! Surtout que, comme ils ont pour la plupart poursuivi des études supérieures et voyagé un peu partout, ils possèdent un bagage qui risque d’influencer leurs concitoyens en les rendant plus curieux, cultivés, en santé et donc, heureux. Le gouvernement doit intervenir drastiquement pour ralentir leurs ardeurs. Et si les Gaspésien.ne.s de souche faisaient preuve d’un peu moins d’hospitalité et d’un peu plus de xénophobie, le tour serait joué.

4- Saboter l’éducation

Fermer des écoles ne suffit pas. Il est primordial d’éviter de s’appuyer sur des données scientifiques pour inspirer les approches pédagogiques. Et il faut aussi éliminer définitivement l’enseignement des arts et de la philosophie. On ne prépare pas les contribuables de demain en leur montrant à jouer d’un instrument de musique et encore moins en développant leur esprit critique. La réelle mission du système est de former de futurs travailleurs-consommateurs, ne l’oublions pas.

5- Taire les bons coups

Afin de nuire le plus possible aux créateurs, aux organismes, aux entrepreneurs et à toutes les personnes qui travaillent de près ou de loin à l’avancement de la Gaspésie, les journaux, la télévision, la radio et Internet doivent continuer à ne pas couvrir l’actualité régionale et à ne pas analyser ce qui s’y passe. Par exemple, pour le secteur culturel, on ne saurait accorder d’attention aux lancements de livres, aux disques, aux spectacles, aux expositions ou à tout autre projet réalisé en dehors de Montréal ou de Québec.

À la limite, s’il s’intéressent à des nouvelles, des événements ou des institutions d’ici, il leur faudrait toujours se limiter aux mêmes, comme la TDLG, et en faire une surexposition, comme pour Exploramer. Mais dans tous les cas, la superficialité est de mise ; les médias de masse ne sont pas là pour montrer le revers de la médaille. Seul le modèle industriel et ses mégaprojets, les tragédies et les allié.e.s du régime doivent rayonner.

6- Bouder les produits locaux

Surtout, ne pas consommer les biens et services issus de la Gaspésie et ne pas vous rendre dans leurs commerces. Pour illustrer le tout, prenons l’exemple des auteurs et des librairies agréées de la région. Idéalement, vous ne devriez pas lire du tout. Mais si vous tenez absolument à acheter un bouquin, allez dans une pharmacie ou mieux, dans une grande surface en ville. Se rendre chez Archambault ou Renaud Bray constitue aussi une option intéressante, puisque vous n’aurez pratiquement accès qu’à des livres à succès, que les employé.e.s ne sauront pas vous guider en fonction de vos goûts et que vous enrichirez des crapules. Les boutiques en ligne peuvent aussi vous aider à nuire aux écrivain.e.s de la région si vous n’arrivez pas à vous départir de cette mauvaise habitude.

7- Maltraiter le français

Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, dans les contextes informels autant que dans des circonstances plus officielles, ceux et celles qui occupent le territoire doivent prendre bien soin d’insérer un maximum d’anglicismes et de fautes d’orthographe dans leur discours. Bien que la déconstruction de la syntaxe présente un défi supplémentaire, on peut quand même réussir à causer des dommages substantiels à notre langue en s’inspirant de celle de Shakespeare. L’exemple de nos ami.e.s acadien.ne.s avec le chiac illustre bien comment faciliter l’érosion accélérée du français tout en revendiquant une certaine inventivité linguistique. Cependant, comme la métropole possède un net avantage concurrentiel sur nous quant à l’éradication du français, l’abandon des régionalismes pour les expressions à la mode chez les citadin.e.s constitue une solution à ne pas négliger.

8- Dénigrer la réflexion

De nombreux intellectuels, artistes, fonctionnaires et professionnels qualifiés s’intéressent aux divers phénomènes qui compromettent l’épanouissement de la population gaspésienne. Il est primordial de ne pas prendre connaissance de leurs études, opinions, recommandations et avis. De toute façon, ces pelleteux de nuages s’expriment souvent dans un jargon incompréhensible et s’appuient sur des informations dont il est facile de ne pas tenir compte lorsque l’on sait faire preuve d’un minimum de mauvaise foi. Les dirigeant.e.s ont alors le champ libre pour supporter des initiatives grotesques, mais qui peuvent s’avérer très payantes sur le plan électoraliste. N’oubliez jamais un principe de base en communication : le populisme et le gros bon sens peuvent éclipser de manière redoutable les arguments les plus probants.

Thèmes de recherche Arts et culture, Politique québécoise
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