Un gain à la Cour suprême

No 23 - février / mars 2008

Lois antisyndicales

Un gain à la Cour suprême

par Sibel Ataogul

Sibel Ataogul

Dans le domaine des relations du travail, il est rare que les travailleurs enregistrent des gains importants devant les tribunaux. Devant un système judiciaire créé par la classe dirigeante et tributaire de son idéologie dominante, les travailleurs ne pourront jamais combattre à armes égales avec les employeurs, qui mènent le jeu. Or, il arrive parfois que les droits individuels reconnus par la classe dirigeante produisent des effets pervers qui bénéficient aux travailleurs, ne serait-ce que de façon mineure. Une démonstration éloquente nous en est faite avec la décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique (2007 CSC 27). Cette décision a renversé la jurisprudence dominante en donnant une interprétation plus large à la notion de liberté d’association. En outre, elle produit déjà ses effets sur la législation antisyndicale adoptée par le gouvernement libéral au Québec.

Les idoles de Charest

Le Health and Social Services Delivery Improvement Act, adopté par la Colombie-Britannique en 2002, était une des premières « lois matraques » des dernières années. Elle éliminait plusieurs droits résultant des conventions collectives en vigueur entre le gouvernement de cette province et les syndicats du secteur de la santé. La deuxième partie de cette loi, adoptée sans véritable consultation auprès des syndicats, a modifié notamment les droits reliés aux mouvements de personnel, à la sous-traitance, au statut des employés contractuels, à la sécurité d’emploi, aux droits reliés à la mise en disponibilité et à la supplantation. Elle a invalidé certaines parties des conventions collectives et également interdit toute négociation véritable sur ces parties. De plus, l’article 10 de la deuxième partie prévoyait que serait invalidée toute disposition d’une convention collective présente ou future qui serait incompatible avec les normes édictées par cette partie. En termes pratiques, le gouvernement s’est caché derrière la crise du système de la santé pour porter atteinte de manière fondamentale aux droits des travailleurs dans ce secteur.

Les syndicats concernés ont contesté la constitutionnalité de la deuxième partie de cette loi en alléguant qu’elle portait atteinte à la liberté d’association (article 2 d) et aux droits à l’égalité (a. 15) garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et n’était pas validée par l’application de l’article 1er de cette même Charte qui prévoit qu’une loi peut être maintenue en vigueur si, malgré la violation de la Charte, elle se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique. Les tribunaux inférieurs ont rejeté l’allégation que cette loi violait l’article 2 d) de la Charte en rappelant que la protection constitutionnelle accordée à la liberté d’association ne comprenait pas le droit à la négociation collective. Ils ont également rejeté l’allégation que cette loi violait l’article 15 de la Charte puisque selon eux les « désavantages imposés aux travailleurs de la santé par l’entrée en vigueur de cette loi se rattachent à leur rôle en tant que travailleurs en santé dans le cadre d’un régime précis des relations de travail, sans mettre en jeu leurs caractéristiques personnelles, ni les motifs énumérés ou analogues de discrimination, ni leur dignité » (par. 18 du jugement de la CSC).

Pour comprendre le raisonnement des tribunaux inférieurs, il faut savoir que la Cour suprême du Canada avait toujours soutenu que la notion de liberté d’association prévue à l’article 2 d) de la Charte canadienne ne comprenait pas le droit à la négociation collective, qui est pourtant le but le plus important de l’exercice du droit d’association dans le domaine des relations du travail. Cette conclusion permettait ainsi aux gouvernements de légiférer à leur guise dans la structure des régimes de négociation collective, sans se soucier de l’impact sur les droits des travailleurs.

La Cour suprême du Canada se retourne

Or, de façon tout à fait inattendue, dans la cause B.C. Health Services, la Cour suprême a édicté clairement que la liberté d’association comprenait le droit procédural de négocier collectivement. Cette conclusion est très importante, car elle renverse la jurisprudence antérieure de la Cour, exprimée dans une trilogie très connue [1] qui affirmait que la liberté d’association ne comprenait pas le volet de la négociation collective. La conséquence pratique de cette trilogie faisait en sorte que les lois adoptées à l’encontre des droits statutaires de négociation ne pouvaient pas être invalidées, puisque ces droits ne bénéficiaient pas d’une protection constitutionnelle. Bref, sur le plan juridique, rien n’empêchait les gouvernements de démolir d’un geste les gains acquis à la suite de longues luttes syndicales.

Dans cette décision, la Cour affirme dans un premier temps que les motifs avancés dans les décisions antérieures pour nier la protection constitutionnelle au droit à la négociation collective ne résistent pas à un examen basé sur les principes pertinents et devraient être écartés. Dans ses décisions antérieures, la Cour avait affirmé que la négociation collective était une création statutaire qui n’était pas inhérente en soi à la liberté d’association. Elle avait également édicté que la Charte protégeait uniquement les droits individuels et puisque la négociation collective existait uniquement en tant que droit collectif, la protection de la Charte ne la visait pas.

Selon la Cour, contrairement à ce qui est allégué dans les décisions précédentes, la négociation collective ne représente pas une œuvre récente du législateur. En effet, une analyse historique exhaustive démontre que la négociation collective était reconnue comme un aspect fondamental de la liberté d’association dans le contexte des relations du travail depuis le début des mouvements de concertation de la classe ouvrière. Il s’agit de la plus importante activité collective par laquelle s’exprime la liberté d’association dans le contexte des relations du travail. Par conséquent, c’est un volet inhérent de la liberté d’association et doit être reconnu comme tel au plan constitutionnel. La Cour suprême rappelle également que les traités internationaux dont le Canada est signataire reconnaissent le droit à la négociation collective comme un droit fondamental. Finalement, la protection de la négociation collective par l’article 2 d) de la Charte est compatible selon la Cour avec les valeurs reconnues par la Charte et l’ensemble de ses objectifs.

À noter cependant que même si la Charte protège le droit procédural de négocier collectivement, elle ne vise pas les objectifs ou les résultats de celui-ci. En pratique, la Cour voit le droit procédural de négocier collectivement comme étant le droit de s’unir et de présenter des demandes de manière collective aux employeurs et de participer à des discussions de négociation. Les employeurs quant à eux ont l’obligation correspondante d’accepter de rencontrer les employés pour discuter avec eux. Leur pouvoir de légiférer en matière de négociation collective est également restreint pour respecter ces droits. En pratique, un tel droit peut être stérile vu que l’employeur, même s’il a l’obligation de s’asseoir avec le syndicat, n’a aucune obligation de consentir à un quelconque aboutissement.

De plus, même cette protection minime n’est pas absolue. La Charte protège uniquement contre les « entraves substantielles » à l’activité associative. Sans devoir prouver l’intention, il faut tout de même prouver que l’acte de l’État a pour effet d’entraver de façon substantielle l’activité de négociation collective. La Cour a défini cette entrave substantielle comme étant une intention ou un effet qui compromet sérieusement l’activité de négociation des conditions de travail et des modalités d’emploi avec l’employeur.

Afin de prouver qu’une entrave est substantielle, il faut donc démontrer que les aspects touchés sont d’importance pour le processus de négociation et que la mesure aura un impact négatif important sur le processus de négociation. Enfin, on l’a vu, même si les parties doivent faire un effort raisonnable pour arriver à un contrat, cela ne signifie pas qu’elles aient l’obligation de conclure un contrat ni d’accepter des clauses particulières.

Selon la Cour, il s’agit d’une question de faits devant être analysée cas par cas, ce qui laisse entrevoir une grande marge de manœuvre et le risque de jugements arbitraires. Par exemple, une situation d’urgence peut justifier certaines mesures qui entravent la négociation collective. Il va sans dire que la définition de ce qui constitue une urgence dépend du point de vue du décideur.

Dans les faits, la Cour décide que certains articles de la loi qui imposent des conditions de travail par la force – notamment sur la sous-traitance, la mise en disponibilité et la supplantation –, combinés avec l’article 10, entravent le droit de négocier collectivement garanti par la Charte. Même dans un cas d’urgence, la Cour affirme que ces dispositions nient presque totalement le droit garanti par l’article 2 d) au processus de consultation et de négociation menée de bonne foi. La Cour affirme également que cette violation n’est pas sauvée par le test applicable en vertu de l’article 1er de la Charte, puisque malgré l’importance des objectifs poursuivis par cette loi, il n’a pas été démontré qu’il s’agissait d’une atteinte minimale. En effet, la Cour note que le gouvernement n’a ni consulté les syndicats, ni analysé des mesures moins attentatoires.

La Cour suprême annule donc ces dispositions. Toutefois, elle suspend les effets de sa décision pendant un an afin de permettre au gouvernement d’examiner les répercussions de la décision.

L’effet « domino » se fait déjà sentir

Plusieurs lois matraques adoptées par le gouvernement Charest sont semblables à la loi faisant l’objet du jugement et dont les dispositions furent annulées. L’impact de ce jugement est très important, car plusieurs dispositions dans ces lois pourront maintenant être annulées en raison de leur violation du droit à la négociation collective.

En effet, cette décision a déjà porté fruit puisque la Cour supérieure du Québec, dans une réunion récente [2], vient d’annuler la fameuse « Loi 30 » du gouvernement Charest. On se rappellera que cette loi avait forcé la fusion des unités d’accréditation dans le secteur de la santé et également forcé la négociation de certains sujets à l’échelle locale. Il s’agit d’une première dans une série de contestations contre les mesures législatives du gouvernement Charest ayant secoué le secteur public depuis son arrivée au pouvoir.

Bref, il est intéressant de noter que même les tribunaux, qui ne servent souvent qu’à légitimer les décisions prises par la classe dirigeante, semblent trouver que les nouvelles mesures néolibérales contre la classe ouvrière vont trop loin. Loin de moi l’idée de suggérer que la lutte ouvrière aurait acquis une dimension juridique importante, mais il faut tout de même reconnaître ces gains importants et agir en conséquence pour intensifier la résistance sur le terrain.


[1Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 ; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424 ; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460 ; Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367.

[2Confédération des syndicats nationaux et al. c. Québec (Procureur général), [2007] QCCS 5513.

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