Dossier : Bouger des montagnes. (…)

Dossier : Bouger des montagnes. Les Laurentides engagées !

Un an avec ses déchets

Une expérimentation artistique

Sophie Castonguay

Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour faire valoir l’importance de l’art comme moteur de transformation sociale. Trop souvent, l’art est perçu comme une activité marginale qui regroupe un ensemble de disciplines dont l’offre culturelle se déploie tel un menu que l’on consulte au restaurant.

Cette manière de fréquenter l’art s’insère parfaitement dans une conception de la culture non pas collective mais bien individuelle, où chacun peut parfaire sa culture générale par une construction personnelle à partir de ses connaissances. C’est dans la splendeur de la professionnalisation de soi – le comble de la division du travail – que le rôle de l’artiste a été réduit à celui d’un énergumène excentrique, lequel est autorisé à déployer sa subjectivité dans l’espace public, à condition de se conformer aux politiques culturelles.

Force est de constater qu’il y a un écart entre l’engagement de l’artiste dans un processus de création et la perception du rôle de l’artiste par le grand public. Ici, le choix des mots « public » et « grand public » dévoile une manière d’appréhender le réel et l’art en leur donnant une tournure néolibérale décontractée. Il en va de même lorsque l’on privilégie les mots « consommateur » et « client » au détriment de « citoyen » et « peuple ». L’écart dont il est question ici est d’ailleurs intimement lié à la culture du marché, le marché étant ce lieu où s’évalue et se fixe le prix moyen du désir. La financiarisation du monde qui se développe sous le couvert des démocraties marchandes n’a de cesse de nous faire croire que nous consentons à une vision du monde plaçant aux premières loges les notions de croissance et de rentabilité. Mais le hic, c’est que le marché, qui fixe le prix moyen du désir, a le défaut de rarement solliciter un désir profond chez le « consommateur ». Comme le dit le sociologue Alain Badiou, « il faudra se désencombrer de beaucoup d’images  » pour accéder à un désir qui ne serait pas du semblant. Il faudra apprendre à « désimager », nous dit-il, et c’est là qu’entre en scène le rôle fondateur de l’artiste qui consiste à créer des œuvres qui ne comblent aucun de nos désirs asservis et qui ainsi brusquent l’idéologie dominante.

Si on se penche un tant soit peu sur la question, de toute évidence l’art ne s’est jamais réduit à créer de beaux objets et de belles images pour agrémenter la vie, de même qu’il ne sert pas d’emblée à divertir ou à toucher. Même le non-spécialiste a l’intuition qu’il y a dans l’art quelque chose de plus qu’un simple jugement de goût. L’œuvre est avant tout la trace d’un processus dialogique. Comme le mentionne Nicolas Bourriaud dans Formes de vie (Éditions Denoël, 2003) : « l’art moderne se donne pour but de constituer un espace à l’intérieur duquel l’individu [peut] enfin déployer la totalité de son expérience et inverser le processus déclenché par la production industrielle […]. L’art moderne, c’est sa vertu première, refuse de considérer comme séparés le produit fini et l’existence à mener.  »

En ce sens, s’engager dans la création artistique est avant tout un processus qui défie « l’emploi du temps » néolibéral. À l’heure où l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps provoque un sentiment d’urgence et une intensification du rythme de vie, le comportement artistique vise principalement à enclencher un processus de décélération radicale. Ce besoin de décélérer est partagé par bon nombre de ceux qui se sentent impuissants face au désastre annoncé de l’extinction de masse en cours. Dans ce contexte, l’art se révèle être une tentative modeste et courageuse de transformer notre relation au monde.

Performer un an avec nos Déchets

Dans le cadre du projet artistique Déchets, ma famille et moi avons décidé de garder nos déchets pendant un an. Cette performance artistique de longue durée s’est déroulée dans la municipalité de Val-Morin et a reçu l’appui de la MRC des Laurentides, des municipalités de Val-Morin et Val-David ainsi que de l’organisme culturel pour l’art et l’environnement Les flâneurs erratiques.

Pour réaliser cette performance, nous avons composté nos déchets organiques, gardé au sein de notre demeure l’ensemble de notre recyclage et accumulé tous les rebuts. Nous avons soigneusement lavé et entreposé nos matières résiduelles dans les recoins de notre maison afin d’éprouver la matérialité de notre propre consommation. Beaucoup de temps a été consacré à trier et à observer les déchets. Nous les avons agencés selon leurs couleurs et leurs formes. Nous les avons dessinés, filmés et photographiés. Nos enfants se sont approprié cette nouvelle ressource qu’ils ont intégrée à leurs jeux. Cela a donné lieu à la construction de grandes tours, de trains interminables et de sculptures inusitées. Tout ce plastique encombrant s’est retrouvé, après sept mois de rétention, sur un grand mur, à l’intérieur de sacs Ziploc de grands formats. Plusieurs vidéos d’art ont été réalisés dans lesquels nous donnons à voir cette relation que nous développons avec nos déchets. On les retrouve sur www.dechet.ca, une plate-forme web créée afin de partager notre processus de création.

Voici le protocole que nous avons rédigé au tout début : « Par la présente, nous nous engageons à garder au sein de notre demeure nos déchets pendant un an et à les transformer en œuvres d’art. Nous faisons le serment de ne rien jeter. Nous pensons qu’éprouver la matérialité de notre consommation nous fera du bien. Il ne s’agit pas tant pour nous de faire un examen de conscience que d’être avec ce trop-plein qui de façon efficace, mais douteuse est habituellement géré par d’autres que nous. Déjà, après un mois, nous posons notre regard différemment sur la montagne de plastique qui trône désormais au cœur de notre maison et nous organisons notre temps autour de la gestion de cette montagne avec laquelle nous avons une nouvelle relation.  »

Après quelques mois de rétention, de gestion et d’observation, nous avons eu la chance grâce à Turbine, un centre de création artistique et pédagogique, d’accueillir des artistes en résidence. Georges Audet et Marie-Claude Gendron sont venus nous prêter main-forte afin de créer des œuvres d’art à partir de nos matières résiduelles. Au moment de leur arrivée, dans la maison voisine à la nôtre que nous avions temporairement transformée en atelier, les artistes étaient emballés à l’idée d’amorcer une nouvelle étape du travail avec nous. Assez rapidement, ils ont souhaité que l’ensemble des déchets soit transporté à la résidence. C’est à ce moment que notre petite cellule familiale, constituée de mon conjoint, de mes deux enfants de 10 et 12 ans et de moi-même, a constaté avoir développé un attachement aux déchets que nous avions amassés depuis plusieurs mois. Alors que nous décrochions les sacs Ziploc du mur, Marie-Claude Gendron m’a demandé si ce décrochage était libérateur et j’ai alors réalisé que je ressentais plutôt une forme de dépossession. Tout allait trop vite. Nous avons alors négocié une trêve de 24 heures afin de réaliser un rituel lors duquel nous allions déverser l’ensemble du contenu des 250 sacs dans notre salon. Cela a donné lieu à la vidéo d’art Vider disponible sur la plate-forme web dans laquelle on peut aussi voir mon fils de 10 ans plonger dans la montagne de plastique. À vrai dire, avant de s’élancer, il venait tout juste de me dire : « Maman, je veux qu’on les garde, nos déchets.  » C’est à ce moment que j’ai réalisé que nous avions tous développé une relation de proximité avec ces contenants et ces emballages même si nous savions qu’ils représentaient l’apogée de la surenchère nécessaire au maintien de notre mode de vie.

Au-delà de ce que le projet donne à voir, l’épreuve vécue à l’intérieur de notre demeure a eu une incidence sur la perception que nous avons des objets qui nous entourent. Il nous apparaît désormais plus évident que le cycle de vie des objets affecte la manière dont nous entrons en relation les uns avec les autres.

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