Femmes suspendues, pensée muselée

No 75 - été 2018

Regards féministes

Femmes suspendues, pensée muselée

Martine Delvaux

[NDLR : La chronique peut divulgâcher quelques éléments de l’intrigue de la série.]

La deuxième saison de la télésérie The Handmaid’s Tale (La servante écarlate) vient de commencer au moment d’écrire ces lignes. Le premier épisode s’ouvre sur une scène de punition. Les servantes vêtues de rouge se sont rebellées : elles ont refusé de lapider l’une des leurs et ont quitté l’arène, à la queue leu leu, traversant la banlieue cossue où elles habitent avec fierté. Mais voici les répercussions : sous les aboiements de bergers allemands et après avoir fixé au visage de chacune des femmes une muselière de cuir qui l’empêche de parler, on les amène, gémissantes, terrorisées, dans un immense stade, sous des projecteurs aveuglants. Devant elles, érigées à la place d’un public imaginaire, une série de potences.

On met la corde au cou des servantes. Elles vont mourir, elles le savent, c’est maintenant que ça va se passer. Un homme en noir, au centre du terrain, donne le signal. On entend le bruit d’une trappe qui s’ouvre sous leurs pieds. Mais c’est une attrape : elles ne tombent pas dans le vide. On ne les pend pas. Ce n’est qu’une leçon de Tante Lydia, colonel de cette armée de femmes dont la tâche est de procréer.

Un terrorisme misogyne

Offred (Elizabeth Moss) est la servante dont on suit la vie. C’est celle qui essaie de résister, c’est-à-dire de survivre. Elle est là après que le monde tel qu’elle l’a connu soit passé aux mains de terroristes radicaux qui ont fini par s’emparer du pays pour gouverner, portés par la folie d’une droite chrétienne sexiste, raciste et homophobe, totalitaire, meurtrière, perverse et cruelle. Ramener les mères au foyer, forcer les conjoints à autoriser la contraception, faire de l’État le parent ultime des enfants… comme le dit la femme du commandeur, cette femme stérile pour qui Offred doit porter un enfant : « All that smart girl bullshit is finished, you understand ? » À la fin de l’épisode, Offred fuit dans un camion de boucher réfrigéré, assise au milieu de carcasses d’animaux suspendues qui sont autant d’images de ce qu’on fait aux femmes. De ce qui a été fait aux femmes marchant sur la rue Yonge à Toronto par le terroriste misogyne Alek Minassian, le 23 avril dernier. De ce qui est fait de mille et une manières tous les jours : les faire tomber. Les laisser tomber.

Descendre, monter, tomber, faire tomber, laisser tomber… Le matin du jour où a été diffusé ce premier épisode, on annonce l’ouverture au public du National Memorial for Peace and Justice à Montgomery, en Alabama. Dédié aux victimes de la suprématie blanche, la pièce maîtresse est constituée d’une série de 800 colonnes de métal suspendues portant le nom d’un comté ou d’une paroisse, et le nom de ceux et celles qui y ont été lynchés – 4400 noms jusqu’à maintenant. Les colonnes sont appelées à être envoyées au lieu même dont elles portent le nom, dans la mesure où les représentants de ce lieu montreront qu’un effort a été fait pour agir face au racisme et à l’injustice économique.

Lisant sur le National Memorial for Peace and Justice, je me demande si on a les moyens politiques de nos monuments et de nos commémorations. Peut-être qu’on mérite la politique qu’on a en ce moment dans la mesure où on est encore incapable de nommer un crime contre les femmes pour ce qu’il est : du terrorisme misogyne, du terrorisme ancré dans une profonde haine des femmes. Ainsi, je me demande : si on avait reconnu Polytechnique pour ce que c’était, en 1989, est-ce qu’on serait ailleurs aujourd’hui ? Et si aujourd’hui, on reconnaît le geste d’Alek Minassian pour ce qu’il est, est-ce qu’on est en train de mieux préparer demain ? Qu’est-ce que ça donnerait ? Est-ce qu’on tolérerait moins les propos méprisants, arrogants, violents, ceux des gens ordinaires tout comme ceux des gens qui sont autorisés et encouragés par des propriétaires de journaux qui préfèrent miser sur la bêtise humaine plutôt que sur l’intelligence et la sensibilité ?

L’assassinat de la pensée

Il me semble qu’il n’y a qu’un pas entre la muselière attachée au visage d’une servante écarlate et le rétrécissement des articles comme une peau de chagrin. Entre la mise sous silence des femmes (et d’autres groupes discriminés) et la publication d’arguments maigres et mal ficelés. Entre le terrorisme haineux et la promotion d’une pensée manichéenne où il s’agit de trancher et de juger plutôt que de réfléchir.

Ce n’est pas pour rien qu’Offred, l’héroïne de la télésérie, se retrouve, dans le deuxième épisode de cette saison, dans les locaux abandonnés du Boston Post. Elle a réussi à fuir en suivant des indications mystérieuses qui l’amènent dans un camion, à la fin d’un examen gynécologique (on soupçonne que cette fuite ne sera que de courte durée). Le camion la transporte jusque dans un immeuble abandonné où on lui dit d’attendre – quelqu’un, un jour, on ne sait pas quand, viendra la chercher. Offred explore les lieux, et on les explore avec elle : les bureaux de travail désaffectés, abandonnés on dirait en pleine journée, les tables jonchées d’objets ordinaires comme arrêtés dans le temps. De pas en pas, on comprend avec elle que celles et ceux qui y travaillaient ont été fusillés. L’immense imprimerie située aux étages inférieurs, sous la salle de rédaction, a servi de lieu d’exécution. Au cours des deux mois qu’elle passe dans cet endroit, Offred élabore un monument aux mort·e·s. Elle récupère des photos accrochées aux partitions des postes de travail pour les fixer au mur ensanglanté, troué de balles, contre lequel les assassinats ont eu lieu. Et sous les photos, elle installe des objets-souvenirs, des chandelles qu’elle laisse allumées, des fleurs séchées. Elle effectue ce travail petit à petit, jour après jour, en hommage aux disparu·e·s et pour elle-même, comme une manière de survivre. Parce qu’Offred est elle aussi tous ces gens qu’elle n’a pas connus. Jadis éditrice, ce journal est son lieu. Ce qu’elle pleure, c’est aussi l’assassinat des mots et de la pensée.

Quand on choisit ainsi les projecteurs qui aveuglent plutôt que les mots qui avancent prudemment dans l’obscurité ; quand on choisit les aboiements, les potences et les camions-béliers présentés sous un design web alléchant ; quand on préfère les phrases simples et les clichés, on laisse tomber la nuance. Et laisser tomber la nuance, actuellement comme depuis toujours, c’est être complice de la haine, de la violence et de la médiocrité. C’est sacrifier notre propre humanité.

À la fin du second épisode, Offred, assise au pied d’un mur avec un ordinateur sur ses genoux, regarde un épisode de la série Friends – celui où Monica et Rachel décrivent à Chandler où se trouvent les nombreuses zones érogènes féminines. Friends, mise en ligne et rendue disponible par Netflix, connaît une deuxième vie auprès des adolescent·e·s et des jeunes adultes d’aujourd’hui. Une deuxième vie dans laquelle la série, si elle continue à faire rire, suscite en même temps un regard critique : si y on repère, désormais, l’homophobie et le racisme qui passent en douce entre deux blagues, c’est qu’on est capable de voir le monde autrement. Je me dis qu’en opérant ainsi, en insérant ce bref extrait, les producteurs de The Handmaid’s Tale s’adressent à nous. Ils nous invitent à lire le monde d’aujourd’hui à la lumière de Gilead, la cité dystopique. Ils nous invitent à reconnaître les crimes qui ont lieu aujourd’hui, maintenant, ceux qu’on ne saurait ignorer parce qu’ils font couler le sang (des femmes en particulier), mais ceux aussi qu’on ne voit pas si clairement parce qu’ils s’en prennent à ce qu’on ne voit pas tout le temps : la pensée.

Thèmes de recherche Arts et culture, Féminisme
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème