Dossier : En plein corps
Prêter le flanc
Que penser du nu militant féminin ? Et comment le penser en tant que féministe ?
Les exemples de nudité militante sont nombreux. Dans certains cas ils sont mixtes, dans d’autres cas ils sont spécifiquement le fait de femmes militantes. Toutefois, dans tous les cas, c’est le corps nu de la femme qu’il faut interroger, à cause de l’histoire qui lui colle à la peau, parce qu’un corps féminin dénudé sur la place publique, ça ne va pas de soi.
Contre la fourrure et pour les droits des animaux (les campagnes de publicité de l’association PETA), pour la liberté d’expression (l’artiste chinois Ai Wei Wei) ou le droit au nudisme, mais toujours pour exprimer l’indignation... la nudité est un dernier retranchement, l’arme de ceux et celles qui n’ont plus rien à perdre. Le geste de se dénuder constitue la mise en jeu d’un soi vulnérable, une littéralisation de l’expression « prêter le flanc ». C’est une forme de protestation pacifique, la liberté et la fragilité du corps debout devant la force du pouvoir. Enfin, c’est une provocation, un « attrape-moi si tu peux » politique.
Moyen emprunté par une collectivité, le corps nu est un dénominateur commun (qui relie non seulement les militantes et les militants entre eux, mais laisse entendre que ceux et celles qui exercent le pouvoir ne sont pas différents·es). Utilisé par un groupe en particulier, dans ce cas les femmes, son sens est à interroger. D’abord, il y a une différence importante entre les cas où des femmes sont dénudées en tant que femmes (et dès lors instrumentalisées, comme dans le cadre de campagnes et d’actions de PETA où semble simplement reconduit le cliché de la femme animalisée), et les cas où elles choisissent elles-mêmes ce mode d’expression : Alya Elmahdi, par exemple, la jeune femme égyptienne qui s’est dénudée sur son blogue pour protester contre la place des femmes dans son pays, ou celui des Femen, mouvement d’origine ukrainienne installé dans différents pays pour protester contre le patriarcat, les religions monothéistes et le commerce des femmes. À l’instar de Lady Godiva manifestant dans l’Angleterre du XIe siècle contre la hausse des taxes en se promenant nue sur son cheval, les Femen déploient dans l’espace public un corps parlant, théâtral et dès lors politique. « Ne posez pas, se disent-elles, vous n’êtes pas des mannequins, vous êtes des soldats » ! Contre l’immobilité du mannequin, le mouvement ; contre l’individualisme, le collectif ; contre l’effacement, l’exposition qui repose sur la marque la plus claire de la féminité biologique : les seins.
Corps contre corps
La nudité des Femen est-elle l’expression d’une oppression intégrée, sorte de syndrome de Stockholm ou de mise en œuvre panoptique où les femmes deviendraient leur propre surveillant et bourreau ? Ou s’agit-il plutôt d’une pratique oppositionnelle : espace de manœuvre braconné à même le lieu du pouvoir ? Faisant usage de vigilance et de ruse, saisissant les bonnes occasions pour se manifester (avec ce que ça comporte de risque et de perte, dans le champ symbolique et dans la réalité) dans l’espace où s’exercent et se démarquent les visages du pouvoir patriarcal, les Femen sont des tacticiennes. C’est pour cette raison qu’il faut s’intéresser à elles malgré leurs contradictions et ce qu’elles suscitent de controverse (entre autres à cause de leur rapport aux religions monothéistes qui s’exercent sur le dos des femmes – le catholicisme tout autant que la religion musulmane). Leur intérêt réside dans le fait qu’elles ne s’appuient pas sur un discours parfaitement articulé (support d’une stratégie) et qu’elles braconnent, plutôt, mettant en acte une lutte contre l’oppression des femmes. Les Femen clament un espace d’apparition pour des corps vulnérables. Il ne s’agit pas pour elles de parader ou de poser, mais de crier, brandir, bouger. Les Femen se mettent véritablement en jeu, dressant le corps féminin contre le corps policier, le corps politique discursif contre le corps érotique. Car que reste-t-il de la nudité quand des mots sont écrits sur la peau ? Quel corps, au final, est touché par les mains des policiers ?
Si on dit que les hommes jouissent des images des Femen (qui elles profiteraient de l’attention médiatique), j’ai plutôt envie de dire que devant ces images, ils se frottent les yeux. Car enfin, le corps des Femen est un corps qui se met en danger, un corps-visage qui dit, comme chez Lévinas, « tu ne tueras pas ». La poitrine nue des Femen est non seulement écrite, mais elle n’est jamais coupée de leur visage, contrairement aux publicités ou à la pornographie. Et c’est ce visage-là d’une femme en colère, d’une femme militante, qui parle.