Communication assistée : une farce cruelle

No 51 - oct. / nov. 2013

Éducation

Communication assistée : une farce cruelle

Normand Baillargeon

La Presse canadienne du 24 novembre 2009 rapportait l’extraordinaire nouvelle suivante : « Rom Houben a vécu la torture pendant 23 ans, incapable de communiquer avec l’extérieur, qui le croyait plongé dans un coma végétatif. “Au début, j’étais en colère, puis j’ai appris à vivre avec”, raconte ce Belge de 46 ans, qui s’exprime aujourd’hui grâce à un appareillage spécial. Quand de nouveaux examens ont finalement révélé qu’il était conscient, ç’a été “une deuxième naissance”, dit-il. Il peut désormais communiquer en tapant avec un doigt sur l’écran tactile qui équipe son fauteuil roulant. “L’impuissance. L’impuissance totale. Au début, j’étais en colère, puis j’ai appris à vivre avec”, se souvient-il dans un entretien accordé lundi à la radio-télévision belge RTBF. Rom Houben avait 20 ans lorsqu’il a été blessé dans un accident de voiture en 1983. »

La technique qui permet à Rom Houben de communiquer s’appelle la communication facilitée – facilitated communication dans sa langue d’origine. C’est une légende pédagogique pseudoscientifique qui concerne non le milieu scolaire usuel, mais plutôt l’éducation spécialisée des personnes autistes, souffrant de paralysie cérébrale, d’arriération mentale ou d’autres maux qui les rendent, comme Rom Houben, incapables de communiquer selon les moyens habituels et auxquelles elle prétend redonner la parole. Grâce à cette méthode qui émane, comme on va le voir, du monde universitaire de la recherche en éducation, ces personnes pourraient enfin s’exprimer et être comprises.

Il est important de faire ici une cruciale distinction. Il existe en effet des personnes dont on sait qu’elles ont une vie intellectuelle normale, qu’elles ont des idées, des émotions et ainsi de suite, mais qu’elles ne peuvent communiquer par les moyens usuels pour toutes sortes de raisons. Le physicien Stephen Hawkins en est un bon exemple : il a besoin de recourir à un clavier pour communiquer ses idées. La célèbre Helen Keller en serait un autre exemple : elle devait elle aussi, pour communiquer, utiliser des moyens particuliers. Mais ce dont il est question avec des cas comme celui de Rom Houben et des autres, c’est de personnes dont on découvre, par ces moyens de communication nouveaux qu’on met à leur disposition, qu’elles ont une vie intellectuelle relativement normale, ce qu’on ignorait, ou du moins qu’elles ont une vie intellectuelle beaucoup plus riche que ce qu’on pouvait penser.

La méthode et ses origines

L’histoire commence en Australie, dans les années 1970. Une enseignante, Rosemary Crossley, qui travaille au sein d’un hôpital, affirme avoir permis de communiquer à des enfants atteints de paralysie cérébrale ou d’autres maladies aussi incapacitantes. La nouvelle fait grand bruit, est réputée révolutionner la médecine et l’éducation spécialisée, mais est aussi vigoureusement contestée. Crossley quitte ensuite l’hôpital et fonde un centre qui pratique et promeut la technique de communication qu’elle a mise au point : la communication facilitée.

C’est à ce centre que Douglas Biken, professeur en sciences de l’éducation à la Syracuse University, où il travaille en éducation spécialisée, fait sa décou­verte et l’importe aux États-Unis. Il crée aussitôt, à son université, le Facilitated Com­mu­­nication Institute, devenu plus tard l’Institute on Communication and Inclusion. La méthode connaît un grand succès, mais cette fois encore, elle est aussi vivement contestée. Pour comprendre pourquoi les sceptiques, avec raison, refusent de croire aux extraordinaires allégations des zélateurs de la communication facilitée, rappelons en quoi consiste celle-ci.

Un patient atteint d’une des graves affections susnommées est placé devant un clavier d’ordinateur, mais ce pourrait aussi être une simple feuille de papier sur laquelle on aura fait un dessin représentant un tel clavier. Sa main est positionnée de telle manière qu’un doigt, typiquement l’index, est tendu. Une deuxième personne, la facilitatrice, tient délicatement le doigt, la main ou le poignet de la première. Une question lui est alors posée à laquelle elle va donner une réponse, qu’elle va rédiger en la composant une lettre à la fois, la personne facilitatrice n’ayant rien fait d’autre que l’aider à orienter ses mouvements vers la bonne touche en corrigeant sa coordination musculaire déficiente.

On aura reconnu la méthode qui a permis à Rom Houben de s’exprimer. Le miracle se produit alors : la personne réputée ne pas pouvoir mobiliser les capacités intellectuelles permettant de s’exprimer ou de s’exprimer de manière complexe était en fait absolument en mesure de le faire ; elle ne possédait tout simplement pas les moyens techniques, le canal permettant, si l’on peut dire, de communiquer, et la communication facilitée les lui a donnés.

On devine sans doute déjà ce que disent les sceptiques, et qu’ils soutiennent depuis l’apparition de la méthode en Australie : le facilitateur, la facilitatrice, qui pense, sans doute de bonne foi, aider le patient à rejoindre du doigt la lettre qu’elle veut atteindre, est en fait l’auteur·e de la réponse. Bref, nous nous trouvons ici devant un banal effet idéomoteur, qui se définit comme des mouvements musculaires pouvant se produire indépendamment de la volonté du sujet.

Sous la loupe des sceptiques

Le fait que les patients tapaient avec un seul doigt sans, très souvent, regarder le clavier augmentait encore la suspicion. Mais il se trouve que l’hypothèse sceptique est relativement facile à tester, et vous imaginerez sans mal divers moyens de le faire. Pour ma part, je proposerais qu’un facilitateur fasse rédiger ses réponses à un patient qui s’exprime en une langue qu’il ne connaît pas.

Voici deux méthodes de mise à l’épreuve de la communication facilitée auxquelles on a eu recours.

On a mis des écouteurs au patient et au facilitateur : quand tous deux entendent la question, la réponse donnée est acceptable comme réponse. Alors que quand le patient seul entend la question, mais pas le facilitateur, la réponse donnée n’a plus aucun rapport avec la question.

Ou encore, on montre la même image au facilitateur et au patient : en ce cas, ce dernier écrit correctement le mot qui désigne ce qu’elle représente. Mais si on montre au facilitateur une image différente de celle qu’on montre au patient, le mot écrit désigne ce que représente l’image montrée au facilitateur.

Plusieurs tests de ce genre, joints à des observations autrement inexplicables – par exemple le fait que les patients produisent des textes que leur complexité interdit de leur attribuer – ont conduit à l’inévitable conclusion que c’est bien d’un effet idéomoteur qu’il s’agit et que ce sont les personnes facilitatrices qui rédigent les phrases attribuées aux patients.Photo : Simon Pagé« Le facilitateur, la facilitatrice, qui pense, sans doute de bonne foi, aider le patient à rejoindre du doigt la lettre qu’elle veut atteindre, est en fait l’auteur·e de la réponse. »

Une caution « scientifique » délétère

L’histoire de la communication assistée est intéressante pour les lumières qu’elle jette sur la propagation des légendes pédagogiques. On peut certes comprendre l’émotion que peuvent ressentir, disons, des parents, quand on leur annonce que leur enfant autiste ou comateux est en mesure de communiquer avec eux, de leur dire comment il se sent, à quel point il les aime et ainsi de suite. Mais ils ne peuvent ignorer que les méthodes employées ont été invalidées, d’autant moins qu’à la télévision américaine – et par suite dans nombre de médias –, on a amplement fait écho à ce déboulonnage de la communication assistée.

Comment alors expliquer l’étonnante persistante popularité de cette légende pédagogique ? L’appui donné à Douglas Biken par son université n’y est sans doute pas pour rien. Avec l’aura de prestige et de crédibilité d’une institution universitaire, Bixen, qui est formé en sociologie mais n’a aucune expertise en médecine, psychologie ou psychiatrie, vend allègrement sessions de formation, ouvrages, vidéos et tutti quanti, ces lucratives opérations commerciales rapportant à l’auteur et à l’institution. La communication facilitée, parfois désormais appelée supported typing (dactylographie assistée) reste donc, malheureusement et contre toute attente, une pratique populaire.

Comme si tout cela ne suffisait pas, la fin des années 1990 a vu monter encore d’un cran le caractère sordide et scandaleux de la communication assistée quand des personnes facilitatrices ont rapporté des messages de leurs patients qui accusaient un proche d’agression sexuelle et qu’il s’est un temps trouvé des juges pour les croire. Martin Gardner a intitulé le chapitre qu’il consacre à la communication assistée (dans Are Universes Thicker than Blackberries, 2003) : « Une farce cruelle ». On ne saurait mieux dire…

Revenons à Rom Houben, ce comateux miraculé dont nous sommes partis. La Presse cana­dienne du vendredi 19 février 2010 rapportait : « “Le « miracle ” n’aurait finalement pas eu lieu. [...] Rom Houben, [...] n’est pas en mesure de communiquer avec l’extérieur, contrairement à ce que les médias avaient annoncé [...]. La technique dite de “communication facilitée”, censée lui permettre d’échanger avec l’extérieur, avait déjà été mise en doute par certains experts. Selon cette méthode, le patient est supposé guider la main d’un thérapeute du langage qui tape ses pensées à l’aide d’un clavier. [...] Selon le Dr Laureys, la famille du patient a sollicité les services d’une thérapeute du langage pour utiliser la communication facilitée. “Je n’ai pas prescrit cette technique”, souligne-t-il, précisant que la famille “a agi par amour et compassion”. En novembre 2009, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel avait été le premier à annoncer le “miracle”, bientôt relayé par l’ensemble de la presse. La thérapeute de M. Houben avait déclaré pouvoir sentir la pression de sa main guidant la sienne sur un clavier. Un test rudimentaire avait été conduit, semblant prouver que c’était bien le patient qui communiquait. »

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