L’or des Indes

No 86 - décembre 2020

Pierre Gélinas

L’or des Indes

Michel Nareau

Pierre Gélinas, L’or des Indes, Montréal, Alias, 2020, 288 pages.

Journaliste, écrivain, communiste, spectre des lettres pendant 30 ans, Pierre Gélinas est un personnage singulier et méconnu de la littérature québécoise. Depuis quelques années, grâce au travail acharné de Jacques Pelletier, il trouve enfin une place dans l’histoire littéraire, ce qui nous permet de mesurer la profonde modernité d’un auteur ayant débuté son oeuvre à la fin des années 1950.

Les éditions Alias viennent tout juste de faire paraître la réédition du roman L’or des Indes, qui a initialement été publié en 1962 au Cercle du livre de France. C’est l’occasion rêvée de plonger dans un rare roman de l’époque à se situer dans les Caraïbes, plus précisément à Trinidad et Tobago, sans que le recours à l’étranger serve à lire exclusivement la situation québécoise, signalant un réel désir de comprendre pour lui-même l’espace antillais décrit.

Après la publication de Les vivants, les morts et les autres en 1959, roman sur les luttes syndicales montréalaises inspiré du réalisme critique et de son adhésion au communisme, Gélinas change radicalement d’approche narrative, en optant pour le témoignage et la remémoration fragmentée afin de raconter les mésaventures commerciales et amoureuses d’un héros-narrateur québécois parti à Trinidad dans l’espoir de faire fortune à un moment où le pays est traversé par des conflits coloniaux, sociaux et raciaux.

Les clivages d’une ville

Le narrateur et ses deux acolytes, Sid et Milton, expatriés montréalais comme lui, mais anglophones et entretenant des liens avec l’île caribéenne, se lancent dans un projet de cimenterie pour alimenter les chantiers de construction de Port-of-Spain, la capitale. Pour obtenir du financement et les autorisations nécessaires pour leur entreprise, ils doivent se frotter au pouvoir économique et politique et composer avec les rapports de force coloniaux, notamment entre Britanniques et Trinidadiens, eux-mêmes divisés entre plusieurs communautés rivales, de même qu’avec les préjugés raciaux, les inégalités sociales, la pauvreté qui en découlent. Dans cette course pour lancer l’entreprise, le narrateur arpente la ville et il semble davantage intéressé à la décrire, à faire vivre son pouls intense, ses douleurs et ses révoltes, que de se complaire dans la bourgeoisie qu’il doit fréquenter afin de réussir économiquement. Gélinas excelle à brosser l’écart entre l’effervescence et la sensualité de la vie populaire et le conformisme écrasant d’un pouvoir qui veut se perpétuer dans le brouhaha d’une libération nationale qui émerge. Le narrateur est happé, puis transformé, par la découverte de cette sensualité exubérante.

La sexualité trouble

Si les démarches commerciales achoppent et butent sur les tensions sociales – que le narrateur évoque sans souci chronologique, un peu à regret –, l’intérêt de la remémoration tient surtout dans la découverte d’une nouvelle forme d’intimité trouble, celle du corps amoureux, de la sexualité, de la découverte de l’autre. Asha et Scheherazade, prostituées d’origine indienne, deviennent les compagnes de Milton et du narrateur. Dans ces rapports inégaux et viciés par la composante économique, ce dernier découvre quand même une fascination pour l’indépendance, le détachement, la liberté et la fluidité de sa flamme. Toujours entre l’analyse de soi et la description fiévreuse de ses désirs, qui lie la ville et l’amoureuse, le narrateur décrit les étapes désordonnées d’un rapport d’affranchissement de la morale dominante de l’époque dans laquelle il a été élevé.

Pour avoir lié la ville cosmopolite assiégée par le racisme et les strates de pouvoir à des relations humaines qui échappent tant bien que mal à la morale catholique, Gélinas a participé à remettre en cause les formes stables du récit psychologique pratiqué de son temps, en misant sur la remémoration, le tremblé du temps et la lucidité. Si parfois ce regard rétrospectif a tendance à trop intellectualiser les affects et les souvenirs troubles du narrateur, il porte néanmoins un regard original sur un désir d’émancipation individuel et collectif, sans que celui-ci soit rapporté directement à la province de Québec, à l’orée d’une grande période de transformation de notre littérature à laquelle il participe à sa manière singulière.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème