Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

No 86 - décembre 2020

Élections présidentielles américaines

Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

David Sanschagrin

Le président républicain Donald Trump, aussi radicalement ignorant, mythomane et raciste soit-il, n’est pas une aberration : il est issu de dizaines d’années de radicalisation du Parti républicain et du mouvement conservateur américain.

La polarisation de la société américaine est un phénomène asymétrique. Depuis les années 1990, le camp républicain est devenu idéologiquement « extrême ». Il récuse une approche basée sur le compromis bipartiste et sur la science, en adoptant plutôt une politique démagogique victimaire et en percevant le centriste Parti démocrate comme un opposant illégitime [1].

Radicalisation conservatrice

Cette radicalisation résulte à la fois d’un sentiment de menace existentielle face à une société plus éduquée, mondialisée, libérale et diversifiée, et d’une volonté de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Amérique « traditionnelle » : blanche, chrétienne, patriarcale, non universitaire, rurale et conservatrice. Cette radicalisation s’est aussi nourrie de l’influence grandissante des talk radios et des think tanks conservateurs ainsi que de la droite chrétienne. Plus récemment, le média de masse hyper partisan Fox News [2] et la propagation d’idées conspirationnistes grâce aux médias sociaux [3] ont accentué cette droitisation. Les médias traditionnels, quant à eux, ne colporteraient que de « fausses nouvelles ». De la sorte, l’électorat républicain est prisonnier d’une réalité alternative, alimentée par le ressentiment.

Cette radicalisation de l’espace médiatique conservateur tire à son tour le Parti républicain vers la droite, rendant impossible tout compromis avec le Parti démocrate.

Politique confuse et instrumentale

Selon le récit populiste et conservateur, des élites progressistes et cosmopolites corrompraient l’Amérique « ordinaire ». Pour mettre fin à leur tyrannie libérale et bien-pensante, un chef rebelle devrait faire le ménage à Washington (« Drain the Swamp ») et rétablir la grandeur de l’Amérique (« Make America Great Again »), en libérant le peuple d’un État fédéral totalitaire.

Or, dans les faits, les Républicains sont les promoteurs des intérêts des capitalistes globalistes, lesquels contribuent justement à corrompre la vie publique par un financement politique privé et incontrôlé, en plus de miner l’économie locale, pourtant tant vantée par les conservateurs. Par exemple, les frères milliardaires Koch, très présents dans l’industrie pétrolière, financent la nomination de juges et l’élection d’élus socialement conservateurs et économiquement libertariens. Bref, l’Amérique simple et vertueuse des conservateurs est un mythe et une bonne partie de la base républicaine, de classe moyenne, vote contre ses propres intérêts.

Le Parti républicain ne peut que proposer une politique confuse, incohérente, inconstante et instrumentale. L’unité du Parti, et du mouvement hétéroclite sur lequel il s’appuie, ne peut d’ailleurs se faire que grâce à un ennemi commun : la gauche déphasée.

Trump, l’ancienne vedette de téléréalité, joue ainsi le rôle du président rebelle, tout en défendant les intérêts des ultra-riches (réduction d’impôts, dérégulation environnementale, etc.), en s’enrichissant personnellement, en corrompant de façon éhontée les institutions publiques (pardon de ses proches conseillers emprisonnés, demande à l’Ukraine de lancer une enquête pour salir son opposant Joe Biden, etc.). Un reportage révélait aussi qu’il pratiquait l’évasion fiscale chronique et était sous enquête pour fraude fiscale [4]. Trump doit donc se maintenir au pouvoir pour éviter la justice.

Si Trump devait s’attaquer au marais boueux de Washington et restaurer la grandeur de l’Amérique, il a plutôt transformé la présidence en une entreprise privée corrompue et dysfonctionnelle, carburant aux conflits d’intérêts et à la haine raciale.

Malgré ses frasques et son immoralité, Trump a su conserver le soutien du mouvement conservateur, en répondant notamment aux attentes des suprémacistes blancs et des milices (mur à la frontière mexicaine, politique d’immigration raciste, légitimation de l’extrême droite, etc.) et de la droite chrétienne (nomination des juges approuvés par la Federalist Society, un think tank juridique hyper-conservateur).

Toutefois, ses guerres commerciales ont affaibli l’économie du Midwest, qui lui a donné la victoire en 2016. De plus, sa gestion désastreuse de la pandémie a mené à l’accumulation de morts et des chômeurs, dans un pays vouant un culte au travail et liant la couverture médicale à l’emploi. Ces deux phénomènes expliquent en bonne partie l’effritement de son électorat dans les États clés du Midwest (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin), où s’est jouée l’élection de 2020.

Mouvance antidémocratique

En plus de pratiquer une politique de la terre brûlée face aux démocrates, les républicains ont aussi mis en place un impressionnant arsenal antidémocratique pour se maintenir au pouvoir malgré une base démographique blanche déclinante : redécoupage électoral arbitraire et agressif ; obstruction parlementaire systématique ; limitation du vote des personnes racisées ; prise en otage de l’exécutif lors du vote des crédits pour réduire les dépenses sociales, forçant la fermeture du gouvernement en 2013 et 2018 ; défense du collège électoral, où les États républicains sont surreprésentés ; opposition à la régulation du financement politique ; nomination de juges partisans et hyper-conservateurs.

Lors de l’élection contestée de 2000, une majorité conservatrice (5 contre 4) à la Cour suprême a donné la présidence à George Bush, en mettant arbitrairement fin au recomptage des voix en Floride. Les Républicains ont aussi bloqué la nomination d’un juge modéré, par le président Barack Obama en février 2016, arguant qu’il s’agissait d’une année électorale, pour éviter le virage libéral de la Cour. Or, après le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, en septembre 2020, les Républicains ne se sont pas embarrassés du précédent créé en 2016. Entrevoyant la défaite en novembre, ils ont entériné rapidement la nomination de la juge Amy Coney Barrett, alors même que le processus électoral avait débuté. Barrett appartient à une secte catholique rigoriste, est opposée à l’avortement et au mariage gai, nie les changements climatiques et a fait partie de l’équipe juridique républicaine derrière la décision Bush v. Gore (2000), avec deux autres juges de la Cour : Brett Kavanaugh et John Roberts.

Contrôlant la présidence et le Sénat depuis 2016, les républicains ont ainsi pu nommer trois juges, afin de renforcer la mainmise conservatrice sur la Cour (6 contre 3). De la sorte, les républicains vont pouvoir protéger leurs acquis malgré le retour au pouvoir des démocrates, en bloquant ou en invalidant des lois progressistes (ex. : l’Obama Care) et en renversant des jugements historiques (ex. : Roe v. Wade, sur l’avortement). La Cour suprême, dominée par les conservateurs, est un puissant instrument réactionnaire et antidémocratique.

La suite des choses

Légèrement en avance le soir de l’élection, Trump a revendiqué la victoire et demandé la fin du comptage des votes dans les États du Midwest en invoquant, sans preuve, des fraudes électorales, sachant que ces États allaient lui échapper dès que l’on commencerait à compter les votes par correspondance, majoritairement démocrates. Les républicains ont enclenché plusieurs contestations judiciaires, pour réfuter la victoire de Biden dans ces États clés. De plus, la rhétorique incendiaire du président va nuire à l’acceptation du résultat de l’élection par ses partisans et par les milices d’extrême droite (comme les Proud Boys, à qui Trump a demandé, lors du premier débat présidentiel, de rester sur le qui-vive).

Si Biden a gagné le vote populaire et le collège électoral, le « trumpisme » a démontré sa force et sa pérennité, avec plus de 70 millions d’électeurs (environ 48 % des votes). Biden fera ainsi face à une société profondément divisée et, probablement, à un Sénat sous contrôle républicain. Et, comme Franklin Roosevelt en 1935, il aura devant lui une Cour suprême réactionnaire et devra, peut-être, élargir le banc des juges pour y nommer des progressistes.


[1Thomas Mann et Norman Ornstein, It’s Even Worse Than It Looks : How the American Constitutional System Collided with the New Politics of Extremism, New York, Basic Books, 2016.

[2Les gazouillis de Trump sur Twitter sont d’ailleurs influencés par Fox News. Voir Matthew Gertz, « I’ve Studied the Trump-Fox Feedback Loop for Months. It’s Crazier Than You Think », Politico, 5 janvier 2018. Disponible en ligne.

[3Par exemple, pour QAnon, les élites libérales contrôlant l’État profond seraient des pédophiles sataniques que seul Trump pourrait arrêter. Voir Adrienne LaFrance, « The Prophecies of Q », The Atlantic, juin 2020. Disponible en ligne.

[4R. Buettner, S. Craig et M. McIntire, « The President’s Taxes », New York Times, 29 septembre 2020. Disponible en ligne.

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