Philosophies féministes de l’éducation

No 08 - février / mars 2005

Chronique éducation

Philosophies féministes de l’éducation

par Normand Baillargeon

Normand Baillargeon

Il est arrivé à Claude Lévi-Strauss, le célèbre ethnologue, de décrire un village dont tous les adultes mâles étaient absents comme étant… déserté ! Une telle remarque nous choque aujourd’hui et, grâce aux féministes, tout ce qu’elle peut avoir de discriminatoire nous saute désormais aux yeux. Mais que ce passage n’ait, semble-t-il, pas été reconnu comme outrageant par Lévi-Strauss et de nombreux lecteurs incite à supposer chez eux une espèce de point aveugle interdisant de voir certaines choses et ne permettant d’en voir certaines autres que sous un certain angle.

Ce qui est d’autant plus troublant qu’il s’agit d’ethnologie et donc de l’étude, présumée rigoureuse et objective, des cultures de certaines sociétés particulières : or cette étude semble ici pouvoir être conduite avec la prémisse (non formulée) que l’on saisit l’essentiel d’une société à travers les comportements et relations de ses adultes mâles ! Ce point aveugle disciplinaire, on l’aura compris, est lourd d’innombrables biais, inacceptables aussi bien scientifiquement que moralement.

Cette petite anecdote permet de deviner l’ampleur du travail qu’en quelques décennies les féministes oeuvrant dans des disciplines traditionnelles – tout particulièrement dans les Humanités – ont dû accomplir. On pourra commodément distinguer deux aspects de cet imposant travail, qui a été réalisé en philosophie, en littérature, en histoire et dans tant d’autres disciplines.

Il s’agissait d’abord de montrer comment des points aveugles, andro-centristes, avaient produit une vision partielle et partiale d’un objet d’études, occultant ainsi une part significative de l’expérience humaine. Il s’agissait ensuite de produire des concepts permettant de dire ce qui jusque là avait été tu.

Je voudrais ici monter quelques aspects de ces deux démarches sur le cas particulier de l’éducation. Le sujet est vaste et je ne peux ici que l’effleurer. Je me référerai en fait essentiellement à d’importants travaux de pionnières qui ont été menés dans le monde anglo-saxon.

L’éducation revisitée par les féministes

Ce que les auteures féministes ont peut-être d’abord et avant tout permis d’établir, c’est la consternante ampleur des exclusions dont les femmes, leur travail, leur contribution et leur pensée ont fait l’objet en matière d’éducation et de pédagogie. Qu’on en juge.

Il y a d’abord l’exclusion, de l’histoire de la pédagogie comme de la philosophie de l’éducation, des contributions des femmes. Cette exclusion, dans les année 70 et si on excepte les travaux de la doctoresse italienne Maria Montessori, était à peu près complète. Les femmes, leurs voix, les sujets qu’elles avaient abordés, tout cela était presque complètement absent des théories, analyses, anthologies et textes canoniques. Il fallait donc redécouvrir et se réapproprier un riche héritage culturel, relire et redonner à lire des auteures comme Mary Wollstonecraft, Catharine Beecher, Charlotte Perkins, Marie Pape-Carpentier, Suzanne Brès, Pauline Kergomard et de très nombreuses autres. Un immense travail historiographique a été réalisé depuis cette époque et ces textes sont désormais sinon bien lus et abondamment connus, du moins disponibles et discutés.

Il y a ensuite l’exclusion des femmes de l’éducation. Si le fait historique est bien connu, ce qui a été ici mis en évidence de manière neuve et profonde, c’est la manière dont les conceptions dominantes de l’éducation sont systématiquement discriminatoires à l’endroit des femmes. Jane Roland Martin a ouvert la voie ici, en le montrant à propos de plusieurs théoriciens majeurs [1]. Le cas de Rousseau est bien connu : s’il propose une éducation selon la nature pour son Émile, sa compagne, Sophie, sera éduquée minimalement et seulement pour plaire à Émile, puisque c’est là, assure Rousseau, qui adhère à une conception essentialiste des genres (masculin et féminin), la destination des femmes. Le cas de Platon est différent. Il propose en effet que les femmes puissent suivre le même cursus que les hommes et puissent devenir gardiennes de la Cité. Mais pour ce faire, a montré Martin, elles doivent au fond devenir asexuées. Pire : la Cité de Platon ignore complètement les fonctions reproductives de la société, qui sont essentiellement celles dont les femmes sont traditionnellement responsables. Ce point est crucial et il nous conduit à notre troisième exclusion.

C’est qu’on a tendu à valoriser exclusivement une définition de ce qu’est l’éducation, laquelle a justement lourdement contribué à en exclure tout le travail accompli par les femmes. Martin écrit à ce propos : « Bien que les processus de reproduction sociale concernent en grande partie tous ces soins donnés aux enfants, ce qui inclut la transmission d’habiletés, de croyances, de sentiments, d’émotions, de valeurs et même de visions du monde, tout cela a été présumé ne pas appartenir au domaine de l’éducation ». L’éducation, argue Martin, a été essentiellement définie en relation avec le monde public, celui de la production, ce qui a contribué à penser le statut de femmes et la famille comme a-éducative et apolitique. On retrouve ici la profonde et juste inspiration qui était à la source du célèbre slogan féministe des années soixante selon lequel « le personnel est politique ». En ce moment même, on retrouve quelque chose de cette exclusion dans le traitement des femmes travaillant en garderie, dans celui des femmes monoparentales et ainsi de suite.

Mais, comme je l’ai dit, les féministes en éducation ont aussi cherché à donner à entendre ce que Carole Gilligan appelait « une autre ». Je voudrais le montrer en rappelant quelques idées avancées par Nel Noddings [2].

Une éthique de la sollicitude

Celle-ci a en effet développé ce qu’elle appelle une ethics of care ou morale de la sollicitude, dont elle a cherché à montrer qu’elle pourrait inspirer nos pratiques, notamment scolaire, d’éducation morale. Pour aller ici à l’essentiel, disons qu’à l’encontre des éthiques déontologiques ou utilitaristes classiques, qui cherchent le fondement de la moralité dans le respect d’un norme rationnelle universelle (morale déontologique) ou dans un calcul rationnel des conséquences des actions envisagées (utilitarisme), l’éthique de la sollicitude nous invite à penser qu’au fondement de la morale, il y a d’abord cette expérience (et sa mémoire) d’avoir été objet de sollicitude. La relation de la mère et de son enfant constitue ici, on l’aura deviné, le cas exemplaire. Noddings souhaite bien entendu que cet esprit anime les relations qui existent dans les écoles. Mais il y a plus. Car cette perspective conduit aussi à critiquer la conception libérale classique de l’éducation en rappelant que les standards des disciplines intellectuelles constituent une version appauvrie de la rationalité humaine qui méconnaît la grande diversité des intérêts et talents et conduit à les négliger et à manquer de sollicitude envers les enfants. Se laisse alors deviner une vision neuve du curriculum, des méthodes d’enseignement et de finalités de l’éducation.

* * *

Il faut cependant le dire en terminant : comme le rappelle Martin, une vision claire de ce que devrait être l’éducation des garçons et des filles de la société à laquelle nous aspirons, une éducation qui les habilite tout à la fois à être des citoyens et citoyennes dignes de ce nom et des membres des familles qui composent cette société (et quoi qu’on veuille mettre sous cette catégorie de famille), bref une éducation aussi bien pour la vie privée que pour la vie publique, une telle vision reste encore très largement à définir.

Ce n’est pas le moindre mérite des théoriciennes féministes de l’éducation que de l’avoir fait remarquer.


[1Jane Roland Martin, Changing Educational Landscape : Philosophy, Women and The Curriculum, Routledge, New York, 1994.

[2Nel Noddings et A. Caring, Feminine Approach to Ethics and Moral Education, University of California Press, Berkeley, 1984.

Thèmes de recherche Education et enseignement, Féminisme
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