Drôle d’odeur dans la cuisine

No 08 - février / mars 2005

Recul politique sur la condition féminine

Drôle d’odeur dans la cuisine

par Pierrette Bouchard

Pierrette Bouchard

En vue de produire une nouvelle Politique québécoise d’égalité – appelée sous les gouvernements précédents Politique en matière de condition féminine –, le Conseil du statut de la femme (CSF) a déposé auprès du gouvernement un Avis public intitulé Vers un nouveau contrat pour l’égalité sociale entre les femmes et les hommes. La Commission parlementaire de janvier 2005 est l’aboutissement des consultations entreprises par le CSF et le comité d’expertes nommées par la ministre, Michelle Courchesne, en février 2004 [1].

La caractéristique majeure des politiques québécoises en matière de condition féminine, jusqu’à maintenant, fut d’intervenir pour corriger les injustices vécues par les femmes en tant que groupe social discriminé sur la base du sexe. Pour cette raison, ces politiques ont été qualifiées de « spécifiques ». La loi sur l’équité salariale, les programmes d’accès à l’égalité en milieu de travail, les actions pour encourager les filles à se diriger vers des métiers non traditionnels ou les mesures pour contrer la violence faite aux femmes sont des exemples d’actions spécifiques en vue de l’égalité. Le Québec a également développé l’analyse différenciée selon les sexes (ADS), une « approche qui vise à discerner de façon préventive, au cours de la conception et de l’élaboration d’une politique ou de toute autre mesure, les effets distincts que peut avoir son adoption par le gouvernement sur les femmes et les hommes ainsi touchés, compte tenu des conditions socio-économiques différentes qui les caractérisent » (Massé, 2002). L’ADS ne peut prétendre remplacer les politiques spécifiques « qui visent à corriger les situations d’inégalité sociale et économique enracinées dans la culture et les institutions. [Elles] sont et seront nécessaires aussi longtemps que subsisteront des situations de discrimination » (Massé, 2002). Ces perspectives d’action en faveur des femmes, soutenues par un large consensus social, sont dorénavant appelées à changer.

En effet, la ministre Courchesne propose d’adopter une nouvelle approche gouvernementale inspirée des expériences européennes : l’approche intégrée de l’égalité (AIÉ). Cette stratégie découle du principe de gender mainstreaming. Elle consiste, d’une part, à promouvoir l’égalité de manière transversale par le biais de toutes les politiques étatiques – ce qui la rapproche de l’ADS – mais, d’autre part, à intégrer les hommes dans ses structures de l’égalité et dans ses actions – ce qui, par contre, la différencie nettement. Selon Roll [2], les politiques spécifiques centrées sur les femmes ne seraient pas attrayantes pour les hommes parce qu’elles sont synonymes de « renoncement », d’où leurs réactions de défense. La ministre a annoncé, au début de son mandat, qu’elle souhaite revoir « la mission, voire la raison d’être du Conseil du statut de la femme […] non plus dans une perspective de lutte des sexes mais d’égalité entre les hommes et les femmes. [3] » Pour avancer dans une démarche d’égalité, il faudrait prendre en compte les situations vécues par les deux sexes. De ce point de vue découle une logique d’égalité de traitement : les politiques et programmes gouvernementaux devraient répondre à la réalité et aux problèmes des deux sexes. Cette perspective, qui repose sur la symétrie des conditions sociales pour les sexes, nie la discrimination systémique à l’égard des femmes en tant que groupe social. Ce changement de perspective est suffisamment important pour que le CSF fasse de cette dimension une stratégie particulière de l’AIÉ : l’« approche sociétale ». Elle implique les hommes comme « sujets, acteurs, concepteurs » et demandeurs de la politique d’égalité (p. 45 de l’Avis) et, ce faisant, ne correspond pas à l’esprit de l’ADS. En effet, selon Massé (2002), la logique de l’analyse différenciée est de remettre « en cause la prééminence accordée aux comportements masculins comme référence de la neutralité et de l’universalité, [de] refuse[r] les rapports de domination et de supériorité d’un sexe sur l’autre et [de] combat[tre] les préjugés, les stéréotypes et autres biais fondés sur le sexe » (Massé, 2002).

Qu’est-ce qui explique ce changement ? Tout d’abord, l’impact du lobby masculiniste sur le gouvernement, tout particulièrement au sein du ministère de la Santé et des Services sociaux, et sur les médias avec la discussion autour de la situation des garçons en difficulté scolaire. Les masculinistes, autant les plus extrémistes que ceux qui se prétendent plus modérés, soutiennent que les hommes sont victimes d’une société trop féminisée. En critiquant ouvertement les féministes, ils confortent la perspective de Roll (2003), à savoir que c’est le féminisme actuel, et les politiques spécifiques, qui sont responsables de la résistance des hommes. Une fois l’idée ancrée, ils réclament des ressources spécifiques et des emplois pour s’occuper « des » hommes. Niant la spécificité des discriminations vécues par les femmes, ils recourent au principe de symétrie légitimé d’en haut pour avancer que c’est chacun son tour.
La ministre et le CSF invoquent aussi une autre raison pour expliquer ce changement de perspective : « les » jeunes femmes d’aujourd’hui souhaiteraient collaborer avec les hommes et ne se reconnaîtraient pas dans un certain discours qui aurait atteint « sa limite [4] ». Sous prétexte d’être « orienté vers l’avenir », on offre les remerciements des jeunes femmes à leurs aînées féministes, comme si une perspective féministe d’analyse des rapports de pouvoir était devenue « démodée ». Il est désolant de constater que l’on utilise les jeunes femmes dans une stratégie qui alimente l’antiféminisme. Pour faire « progresser » l’égalité, des jeunes femmes se serviraient de l’âgisme ? Ce serait une première dans l’histoire du mouvement des femmes. De génération en génération, les féministes ont poursuivi leurs avancées dans la permanence plutôt que dans la mise au rancart des idées de celles qui les ont précédées. Il faudrait bien établir de quelles jeunes femmes il est question derrière cette généralisation.

L’approche transversale (ou approche intégrée de l’égalité) et l’approche sociétale (développée pour soutenir l’intégration des hommes) souffrent de la même lacune : celle de croire que l’égalité entre les sexes relève de la bonne volonté des gens qui vont du jour au lendemain décider de s’en occuper et de s’impliquer. L’approche transversale pourrait s’avérer intéressante si les gouvernements et les élus manifestaient une réelle détermination à maintenir les institutions dont c’est la mission de porter les dossiers de l’égalité des femmes et d’y accorder les ressources nécessaires. Mais, depuis l’époque révolue où le gouvernement nommait une ministre en titre à la condition féminine, c’est plutôt la réduction des responsabilités qui prévaut, sans compter que des intentions manifestes de diminuer la taille de l’État sont apparues. Dissocier la politique d’égalité de ses appareils (qui ont fait leurs preuves), comme le Secrétariat à la condition féminine ou le CSF, soulève quand même le doute sur une stratégie qui mise sur le leadership de l’État.

L’approche sociétale relève quant à elle de la bonne volonté des hommes, laquelle dépend elle-même de l’intérêt que pourra susciter le mouvement des femmes. Pourquoi la responsabilité de l’engagement des hommes envers l’égalité est-elle attribuée aux femmes ? Comment expliquer que l’initiative de transformer des structures et des rapports sociaux qui discriminent les femmes ne vient pas d’eux ? On propose une stratégie de changement des mentalités pour contrer les effets des rapports de pouvoir entre les sexes. Comment croire que les hommes qui, en tant que groupe social, bénéficient du partage inégal des tâches domestiques ou de l’iniquité salariale, par exemple, vont accepter juste par l’incitation à l’engagement, des changements qui ébranlent en profondeur leur statut et leur position de privilégiés ?

Même si le CSF vise la participation des hommes qui appuient le mouvement des femmes, quels mécanismes seront mis en place pour les coopter et s’assurer qu’ils ne seront pas remplacés par des antiféministes ? Le sexe biologique n’est pas garant d’idées progressistes. Les hommes qui participeront à des structures paritaires d’égalité seront l’objet d’énormes pressions de la part des masculinistes. Les féministes et les groupes de femmes travaillent déjà avec des hommes progressistes depuis de nombreuses années. Pourquoi prendre ces risques supplémentaires ?

La politique québécoise d’égalité reposera-t-elle sur la perspective, bien candide, de la bonne volonté et du changement des mentalités ? Appliquer à des dynamiques sociales et à des rapports de pouvoir un mode d’intervention qui relève des relations interpersonnelles est indéfendable. Cela éclaire le ressac que vivent actuellement les féministes [5].


[1Monique Simard, Christine Fréchette, Annie Morin, Rachida Azdouz et Thérèse Larochelle en étaient membres.

[2Sandrine Roll (2003). « Comprendre l’approche intégrée de genre : une réflexion illustrée à partir d’exemples européens ». Texte mis sur le site du CSF le 30 octobre 2003.

[3Louise Leduc (2003). « La réingénierie des sexes », La Presse, 25 septembre.

[4Voir Clairandrée Cauchy (2004). « Avis du Conseil du statut de la femme. Les femmes ont besoin des hommes pour concrétiser l’égalité ». Le Devoir, 9 novembre.

[5Pierrette Bouchard (2003). « La stratégie masculiniste. Une offensive contre le féminisme » :
http://sisyphe.levillage.org/article.php3?id_article=329

Thèmes de recherche Féminisme, Politique québécoise
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