Le voyou, le barbare et le philistin

No 40 - été 2011

Culture

Le voyou, le barbare et le philistin

Gilles McMillan

L’affaire Péladeau-Lafrance a suscité bien des gloses dans les médias ces derniers mois. Par-delà les lieux communs et la satire – tentante au demeurant –, cette affaire de gros mots pourrait-elle nous révéler quelque chose sur ce qu’on appelle la culture, aujour­d’hui envahie à un tel point par le divertissement et la marchandisation des diverses formes d’expression artistique que la culture de masse d’il y a cinquante ou soixante ans peut paraître comme un âge d’or de la culture  ?!  

Le voyou

­En janvier 2007, Pierre Karl Péladeau annonce qu’il se retire du Fonds canadien de télévision. Le 31 janvier de la même année, dans une entrevue accordée au Devoir, Sylvain Lafrance, alors vice-président aux services français de Radio-Canada, déclare qu’en agissant de la sorte, motivé par ses seuls intérêts et ceux de son empire, le patron de Quebecor « se promène comme un voyou ».

Soucieux de son image d’homme cultivé, celui qu’on appelle familièrement PKP n’a pas digéré l’injure et a demandé réparation au tribunal [1]. Il a un Bac en philo, rappelle souvent ses publicistes serviles, aime les arts et le végétarisme et, comme un tatouage, il porte dans les initiales de son prénom l’emblème de sa révolte contre un père affairiste à mort, son kick juvénile pour le marxisme : K comme dans Karl Marx (J. Brault, Péladeau, Québec Amérique, 2008, p. 209). Un Marx exsangue certes, véritable trophée de chasse sur le hood d’une BMW, si l’on me permet une métaphore tendancieuse, car selon un portrait plein de tremblements qu’en faisait L’actualité en novembre dernier, l’homme se déplace en voiture moyenne gamme et en vélo – quand ce n’est pas en jet – et serait peu porté sur le luxe. Avis aux arpenteurs de lieux communs  : la puissance sait se dissimuler et le kitsch peut se faire sobre pour épouser l’air du temps ; aujourd’hui le dynamisme, le plein air bon teint et sportif, la défense de l’environnement, s’il le faut.

Être associé à un voyou par Sylvain Lafrance, haut dirigeant d’une institution culturelle vénérable, de la société d’État canadienne, équivaut à se faire traiter de barbare, ce type vulgaire et de mauvais goût qui menace l’art, la culture et la civilisation par ignorance ou parce qu’il instrumentalise la culture pour défendre ses intérêts. Selon Hannah Arendt en effet, sans la faculté de jugement, sans une pensée politique fondée sur le désintéressement, sur une éthique soucieuse de sauvegarder une certaine permanence du monde, l’art et la culture sont pervertis, deviennent objet d’échange : « Le mot « culture » dérive [du latin] colère – cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme. » (La crise de la culture, 1972, p. 271)

Le barbare

Ce vocable de « voyou », pour le moins altier de la part de Sylvain Lafrance, ne manque ni d’affront ni d’ironie puisque lui-même reçut des injures semblables en 2002, quand la chaîne culturelle de Radio-Canada, après neuf semaines de lock-out – j’insiste –, déclencha la dernière phase de la réforme amorcée en 1994, pour accoucher de la radio que l’on connaît aujourd’hui, c’est-à-dire Espace musique, la radio dite de toutes les cultures. Cette opération sournoise, accompagnée de mises à pied brutales de réalisateurs et d’animateurs chevronnés, fut vertement dénoncée par des intellectuels et des artistes. On accusa avec raison la haute direction de R.-C. de trahir le mandat de la société d’État, de saboter la culture digne de ce nom, de recourir au prétexte fallacieux de la démocratisation de la culture alors qu’il s’agissait d’augmenter les cotes d’écoute en allégeant le contenu. La mission de la société d’État, relativement indépendante jusque-là des intérêts privés, devait plutôt résister à la logique marchande. Mais l’idée de Sylvain Lafrance était faite : « Nous ne voulons plus d’émissions culturelles à la chaîne culturelle mais des émissions d’information culturelle [2]. »

En avant sur les barricades, Jean Larose brandit alors dans un article inspiré l’imposture culturelle et démagogique incarnée par le tandem Lafrance-Rabinovitch, l’ignorance et la « technolâtrie » dirigeantes, autant dire la barbarie (Le Devoir, 23 juin 2002). Plusieurs voix se joignirent à la sienne, en vain ; et un peu plus chaque jour, on voit se dissoudre la programmation dans le marketing culturel, stratégie de communication fondée sur la séduction de publics cibles (consommateurs de produits culturels), plutôt que sur la mise en valeur auprès du plus grand nombre de cette attitude de tendre souci dont parle H. Arendt, en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme. Signe du renforcement de la domination par le marketing, Radio-Canada vient d’embaucher Patrick Beauduin à la direction de sa radio, un publicitaire de renom (Le Devoir, 23 octobre 2010).

Sur le plan de la dégradation de la portée humaniste du concept de culture donc, Péladeau-Lafrance-Radio-Canada, même combat : même attitude de mépris envers les artisans, les employés, le public ; même quête de profit, même soumission à l’ordre marchand. Une différence cependant : le rôle de Sylvain Lafrance est plus insidieux, puisqu’il avait la responsabilité d’une société publique dont le rôle est vital pour la culture. Le cheval de Troie n’aura pas été inventé pour rien.

Le philistin

Nos intellectuels officiels ont-ils toujours le beau rôle dans cette débâcle de la culture  ? Dans sa réflexion sur la culture, H. Arendt fait la distinction entre le philistin vulgaire et le philistin cultivé. Ce dernier, amateur ou expert d’art et de savoirs prestigieux, instrumentaliserait des marqueurs culturels pour consolider sa position sociale, se distinguer par conformisme aux valeurs de l’élite. Il méprise le réel par snobisme, préciosité et raffinement du goût (Arendt, op. cit., p. 259). Hermann Broch, l’auteur de Création littéraire et connaissance dont Arendt est la préfacière, définit quant à lui l’art tape-à-l’œil, le kitsch, non seulement comme l’expression du mauvais goût, mais surtout comme un académisme aux tonalités romantiques, éthérées – définition généralement négligée par les raffinés du goût. Broch affirme contre cet académisme  : « L’art naît des pressentiments du réel et c’est eux seulement qui le font s’élever au-dessus du tape-à-l’œil [3]. » Et qu’est-ce que « les pressentiments du réel » sinon ce « tendre souci » évoqué par Hannah Arendt, une attention au monde pour le préserver d’une tentative de domination par les hommes  ? Mais dans le domaine des arts, ce tendre souci n’est pas facilement discernable, même – surtout – quand il est revendiqué ; dans le contexte de la culture de masse, l’art tape-à-l’œil ne manque pas d’ingéniosité. Milan Kundera par exemple, pourfendeur incomparable du kitsch, nous en fournit un bel exemple avec sa notion tonitruante de « littérature mondiale ». De Cervantès à Broch, par exemple, en passant par Flaubert, Musil, Kafka ou Beckett, on n’a semble-t-il jamais ressenti le besoin d’apposer l’étiquette « mondiale » sur ses livres, même pour s’arracher à l’enfermement idéologique, qu’il soit nationale ou autre. N’est-ce pas à travers un langage littéraire renouvelé que toute fiction, même inspirée de l’existence la plus enracinée qui soit, parvient à franchir les frontières non seulement du territoire mais aussi du temps  ? D’ailleurs cet enracinement, ou la nostalgie liée à sa perte, n’est-il pas un des grands thèmes de la modernité littéraire, poésie et roman confondus  ? Par-delà le militantisme efficace de Kundera et de ses épigones pour le roman, la notion de littérature mondiale donne l’impression de flirter avec les mots d’ordre de l’industrie internationale du divertissement, d’épouser parfaitement l’idéologie dominante de son époque. C’est, selon Broch – référence de Kundera en la matière – la définition même du kitsch.

Le philistin cultivé, dans son académisme grandiloquent, son jargon de spécialiste ou sa culture ostentatoire (l’équivalent du quiz dans la culture de masse ou de l’étalage culturel dans les salons branchés ou pas), dédaigne le réel quand il ébranle la plus haute tour sur laquelle il se tient perché. Jean Larose lui-même, sans descendre de ses cothurnes, admettait dans sa lettre de 2002 : « Nous n’avons pas toujours réussi à faire entendre ce qui, dans le haut savoir, intéresse le public. » C’est peu dire, sinon vite et mal dit. Il suffit de lire le pamphlet de Jacques Pelletier, Les habits neufs de la droite culturelle (VLB, 1994), pour être alerté du cynisme hautain d’intellectuels au Québec, et du rôle ambigu joué par certains d’entre eux dans l’instrumentalisation de la culture par le politique. Le premier chapitre, intitulé « Jean Larose : la posture du mépris », critiquait justement la vision de cet universitaire s’épanouissant sur les ondes de la radio et se nourrissant du culte d’un âge d’or culturel serti dans une France idéalisée. Dans un essai plus récent, Yvon Rivard affirmait que le déclin de la pensée était moins causé par la disparition de la chaîne culturelle de Radio-Canada que par « le ressassement des idées reçues d’une époque, fussent-elle sophistiquées, le confort et l’indifférence des hommes de plaisir, la bêtise des grands fronts studieux que ne ride aucune souffrance, aucune compassion et que ne déride aucun humour » (Une idée simple, Boréal, 2010, p. 32). En dépit de la grande réserve de l’auteur, l’allusion à Jean Larose est ici évidente, et il ne serait pas difficile d’y reconnaître, outre le cinéaste Denys Arcand, les mêmes auteurs critiqués ouvertement par Jacques Pelletier (François Ricard, Jacques Godbout, Denise Bom­bardier).

Une question pour terminer : le voyou, le barbare et le philistin cultivé joueraient-ils le même rôle dans le déclin de la culture ? Probablement pas, mais la question est loin d’être simple. Contrairement à ce qu’affirme Yvon Rivard cependant, le barbare (ou le voyou) travaille ouvertement et d’arrache-pied pour soumettre le monde, la nature et les hommes à son idéologie, pour l’exploiter au maximum. Entre ses mains, la culture est pur instrument. Le philistin cultivé quant à lui – je parle ici du type, pas d’un individu en particulier – dénonce le barbare à l’occasion, mais comme il est cynique, élitiste et opportuniste, son discours reste chimérique et politiquement nul, la preuve étant la facilité avec laquelle le barbare l’a bouté dehors de Radio-Canada : faire et laisser braire est généralement sa devise, ne daignant sortir de son quiétisme que pour aller chercher les prix et les titres honorifiques. Mais une réponse convenable à la question passe nécessairement par une pensée et une pratique conséquente sur la finalité de l’art et de la culture. Et celle-ci devrait combattre tout autant le cynisme et le snobisme que le marketing culturel s’imposant dans les médias aujourd’hui, quand ce n’est pas dans les productions elles-mêmes. Bref, la pensée se nourrit de culture certes, mais la culture n’existe pas sans ce que H. Arendt appelle le jugement politique, ce tendre souci pour le monde afin de le rendre habitable et de le soustraire à la domination de l’homme.


[1On sait à ce jour que la Cour d’appel du Québec a ordonné la récusation du juge qui entendait la cause en diffamation de Pierre-Karl Péladeau contre la direction de Radio-Canada  : 1-0 PKP.

[2On peut lire ces lettres aux journaux dans les archives du site Vigile.net sous la rubrique Médias, à l’adresse suivante  : http://archives.vigile.net/ds-medias/index-SRC.html

[3« Remarques sur l’art tape-à-l’œil », dans Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1966, p. 320-321.

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