Alerte rouge : brain gym

No 41 - oct. / nov. 2011

Éducation

Alerte rouge : brain gym

Normand Baillargeon

Les personnes qui lisent cette chronique s’en souviendront peut-être : j’ai suggéré d’appeler « légendes pédagogiques » des croyances relatives à l’enseignement qui n’ont aucune base rationnelle ou empirique, mais qui fleurissent néanmoins en éducation ; notamment, il me semble, parce qu’elles sont rassurantes, qu’elles confortent des positions très répandues dans ce milieu et qu’elles en embrassent les valeurs. Ce sont, en fait, les légendes urbaines de la pédagogie.C’est de l’une de ces légendes que je souhaite vous entretenir cette fois, avec autant d’empressement que les pratiques qu’elle (moyennant finances) promeut ont commencé à faire leur entrée au Québec et que les parents comme les enseignantes et enseignants doivent être mis en garde.

Ce qu’affirment les promoteurs de la « gymnastique cérébrale »

La chose s’appelle Brain Gym – et donc : gymnastique cérébrale. C’est une marque déposée.

Je l’avoue d’emblée : si je ne l’avais pas constaté par moi-même, j’aurais eu bien du mal à croire que pareil bidule puisse pénétrer le monde de l’éducation. Et pour y pénétrer, il y pénètre : Brain Gym serait utilisé dans des milliers de classes dans plus de 80 pays et les ouvrages et brochures qui en vantent les mérites seraient traduits en plus de 40 langues. Mieux – ou plutôt pire : aux États-Unis, où la chose est née, deux universités offrent des crédits pour une formation de Brain Gym.

Le programme Brain Gym est né en Californie au début des années 1970. Ses concepteurs sont Paul Dennison et sa compagne, Gail E. Dennison. Ils soutiennent essentiellement que divers exercices moteurs à être effectués en classe stimulent le cerveau et améliorent l’apprentissage. La thèse est, en gros, que ces mouvements sont de la « kinésiologie éducative » et qu’ils aident à rétablir, sur les trois plans où elles existeraient, les fonctions cérébrales  : latéralité, focalisation et centrage. Le programme se décline en une série de cours donnés par des instructeurs certifiés (par le programme), qui peuvent ultimement conduire à devenir soi-même instructeur.

Voici un exemple d’exercice. Formez un « C » avec le pouce et l’index de votre main droite. Appliquez ces deux doigts de chaque côté de votre sternum, exercez une petite pression et déplacez-les de haut en bas, tout en posant la paume de votre main gauche sur votre nombril. Voilà ! Vous venez d’exécuter un des 26 exercices du programme Brain Gym ; d’autres consistent à ramper, à dessiner, à tracer des symboles dans les airs, à bâiller et… à boire de l’eau. Les promesses de ces mouvements sont inversement proportionnelles à la facilité de leur exécution. Selon ses promoteurs, en effet, les exercices du programme Brain Gym activent le cerveau et rendent son fonctionnement optimal pour le stockage ou la récupération de l’information.

Vous l’avez deviné, quand la communauté scientifique s’est penchée sur la gymnastique cérébrale, la conclusion a chaque fois été unanime : c’est de la pseudo-science qui n’a aucune validité et qui ne peut citer à l’appui de ses prétentions que des études non rigoureuses et des anecdotes.

Les idées sottes se ramassent à la pelle…

On le sait peut-être : le démontage de croyances irrationnelles – ce que j’appelle la détection de poutine intellectuelle – est une activité dont je raffole. Mais ici, il n’y a ni plaisir ni mérite à traquer la bêtise tant ce qui est mis de l’avant est grotesque. Jugez-en.
Prenez par exemple l’exercice avec les doigts en C dont j’ai parlé plus haut. Il est supposé, je cite, stimuler le flux d’oxygène qui transporte le sang au cerveau via les artères carotides et ainsi éveiller le cerveau tout en augmentant la concentration et la relaxation. Rien que ça ! Stimuler les artères carotides. Et ce n’est pas fini. C’est que, voyez-vous, il y aurait des « boutons cérébraux » juste au-dessus des artères carotides et cet exercice les stimulerait. Des boutons cérébraux. Rien que ça ! On me cache tout !

Ou encore, considérez le fait de boire de l’eau, dont le programme fait grand cas ; on recommande d’en prendre souvent et si possible avant chaque exercice. On assure qu’il faut prendre l’eau directement, parce que les aliments transformés n’en contiennent pas ! Fichtre, quelle nouvelle ! On ne me dit jamais rien, à moi ! Et aussi qu’il faut la boire à petites doses et surtout la garder dans la bouche parce qu’ainsi elle est directement absorbée par le cerveau. Rien que ça, encore une fois. On me cache tout !
Une dernière ? Un exercice consiste – juré – à se remuer les oreilles avec les doigts dans le but de « stimuler la conformation réticulaire du cerveau pour rendre inaudibles les sons distrayants et non pertinents et rendre audible le langage  ». Fichtre ! Et rachetatouille !

Bientôt dans une école près de chez vous

Je l’ai dit, Brain Gym est désormais arrivé au Québec, tant du côté francophone qu’anglophone, et le programme commence à s’y implanter sérieusement. Le mouvement, qui dispose d’un site Internet, offre d’ailleurs, cet automne, plusieurs programmes de formation (de niveau introduction, intermédiaire ou avancé) s’étalant sur un à quatre jours et dont les coûts varient de 100 $ à 550 $ le cours.

« Vision créative », par exemple, est un cours s’étalant sur trois journées et grâce auquel, moyennant 450 $, vous (orthographe originale conservée dans cet extrait tiré du site Internet) : « Gagnez une nouvelle comprehension de la manière que la vision et le movement sont relies à l’apprentissage et les autres cométences de la vie. Découvrez une compréhension approfondie des verifications en prfondeur et des opportunités d’éducation dans les dimensions de latéralité, du centrage, de la focalisation ainsi que de la motivation. »
Disons-le : l’idée de prendre en classe une pause-santé sous la forme d’un petit exercice n’est pas mauvaise, loin de là. Boire de l’eau régulièrement est aussi une bonne idée, à défaut d’être neuve ou originale.
Mais le fatras dont on entoure ces banalités est proprement honteux, surtout quand il est avancé par des enseignants. Et c’est avec raison que Ben Goldacre écrit qu’on est devant un véritable scandale quand « la personne qui raconte à votre enfant que le sang est pompé par le coeur aux poumons et dans le corps est la même qui lui dit que quand il fait l’exercice appelé Energizer, ce mouvement de va-et-vient de sa tête augmente la circulation du sang vers le lobe frontal, ce qui favorise la compréhension et la pensée rationnelle.  » C’est un scandale, en effet, et j’y vois aussi volontiers une de ces atrocités dont parlait Voltaire, née cette fois encore de la croyance en des absurdités. Bref, parents, enseignantes et enseignants, si vous voyez cela apparaître à l’horizon : méfiance !
Reste cependant posée une question, incontournable : comment de telles choses arrivent-elles jusque dans les écoles ?

Pourquoi ?

Bien sûr, l’habillage de ces bêtises en un jargon (pseudo) scientifique, joint au fait que tant d’enseignantes et d’enseignants soient confrontés à de véritables – et, pour beaucoup d’entre elles et eux, douloureuses – difficultés dans l’exercice de leur profession explique, en partie au moins, l’attrait de ces idées, qui sont justement une promesse de résoudre certaines de ces difficultés.
Et puis comment ne pas apercevoir le volet mercantile de toute cette affaire  : emballées de la sorte, des idées fausses ou banales peuvent rapporter gros.
Mais – oserais-je dire ? – je vois une autre raison au succès de tels programmes. Selon moi, la pauvreté intellectuelle, culturelle, scientifique et philosophique des programmes de formation des maîtres ne peut en effet être tenue pour quitte de tout blâme dans la prolifération de sottises de ce genre. L’université devrait, au minimum, être un lieu où on apprend à se prémunir contre la poutine intellectuelle sous toutes ses formes : il semble qu’elle soit parfois loin du compte – voire qu’il arrive qu’elle vende de la poutine… quand elle ne la produit pas elle-même.
Fichtre ! Et rachetatouille, bien entendu.

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