Dossier : Littérature, fuite (...)

J’ai l’angoisse légère

L’engagement au présent chez Francine Noël

Dossier : Littérature, fuite et résistance

Michel Nareau

Francine Noël s’est déjà définie comme une femme habitant un pays, ce qui était une manière de dire que son écriture était informée par sa position de citoyenne québécoise et que ses préoccupations s’inscrivent, de manière critique, ludique ou parodique, dans son œuvre. Les quatre romans qui forment la tétralogie consacrée à la Tribu des Ladouceur évoquent en effet les enjeux de la société québécoise depuis la Révolution tranquille. Si La conjuration des bâtards, le troisième opus de la série, est le plus politique, proposant une intervention socioculturelle à partir des principes depuis endossés par les altermondialistes, l’addenda qu’est J’ai l’angoisse légère a quant lui été lu comme un recul de la question de l’engagement.

L’engagement au quotidien

Malgré le changement de tonalité entre ces deux romans, je postule que J’ai l’angoisse légère propose une perspective critique et engagée sur la situation québécoise actuelle, en centrant son discours sur le mode de vie relationnel plutôt que familial de ses protagonistes et sur un engagement socioculturel concret. Ces discours sont entrelacés à partir de trois pôles qui orientent les personnages : une politique de la défaite, qui revalorise les Métis, et du coup le métissage ; la performance, colérique ou ludique, comme forme de contestation ; la mise en place d’une action directe et locale sur le monde.

Le roman de Francine Noël reconduit l’un des deux pôles de son écriture. Si Maryse et La conjuration des bâtards appartiennent à l’axe effervescent, voire utopique, de l’œuvre, Myriam première et J’ai l’angoisse légère s’attardent au désenchantement, sans céder aux démons de la désaf­fection. Or, il se trouve que Noël, qui fait de l’Amérique latine un tiers-inclus pour refonder le Québec, partage, dans ce deuxième axe, la même perspective que les romanciers latino-américains de la période dite postboom déterminée par une politique de la défaite. En effet, Luis Sepúlveda, Leonardo Padura, Daniel Chavarria et d’autres auteurs hispanophones décrivent, à partir de narrateurs militants déboussolés, l’exigence d’une solidarité et d’une mobilisation citoyennes malgré la crise de l’utopie socialiste. Il m’apparaît que Noël s’insère dans cette logique, où la défaite n’est pas vue comme une raison pour baisser les bras, mais bien comme un temps pour imposer de nouvelles exigences à nos actions et à nos principes.

La politique de la défaite, dans le cas de Noël, s’articule autour de la figure du Métis, de Gabriel Dumont en particulier, et réinscrit une utopie métisse dans laquelle le caractère souterrain de l’alliance entre les communautés provoque de la dissidence, de la résistance et de nouveaux modèles sociaux excluant une hiérarchie conquérante. Dans J’ai l’angoisse légère, une part de ce discours de la défaite est formulée par François Ladouceur, l’auteur à succès de La saga des survivants, qui rêve d’écrire un « essai sur l’échec  » (p. 45), pour saluer ceux qui ont combattu sans triompher, et qui travaille aussi sur Dumont. Ce dernier, bras droit de Louis Riel lors des soulèvements métis au Manitoba, devient ainsi, dans la perspective de Ladouceur, un modèle de lutte et de résistance (p. 22 et 33), tout en incarnant la voie royale de Noël pour transformer la planète : la conjuration de tous les bâtards du monde autour d’une célébration de cette force souterraine qu’est le métissage.

La promesse du métissage

Le métissage est revalorisé par Noël parce que cette réalité est porteuse d’un rapport non hiérarchique entre les peuples et les individus, comme si la rencontre culturelle inaugurale qui donnait naissance à un être hybride faisait tomber les prétentions à la domination. Il y a là un vœu pieux, mais qui explique une autre constance dans son œuvre : la volonté de s’ouvrir aux autres, mais en posant l’exigence d’une égalité entre les êtres. Il en résulte aussi des « attaques » contre les replis identitaires, le machisme, les postures de supériorité, les intégrismes, principalement religieux. La critique du recours à l’identique prend plusieurs formes. Ainsi, Garance Lemieux, ancienne amante de François Ladouceur, conçoit plusieurs performances et installations publiques dans lesquelles elle exprime ses préoccupations sociales pour le regard, le vêtement, le corps humain et sexué, les masques sociaux, À travers six mises en scène collectives (longuement décrites), dans des lieux publics (hôtel de ville, musée des beaux-arts, parc Lafontaine, basilique Notre-Dame), Garance révèle d’une part le corps oublié des sans-abri, puis les logiques agressives des religions instituées. Si une part de son travail artistique s’inscrit dans le cadre des interventions publiques d’organismes comme le RASI, Rassemblement des artistes socialement inquiets (p. 51) (jeu de mots évoquant l’organisme montréalais Action terroriste socialement acceptable, ATSA), ses gestes d’éclat concernent ses interventions individuelles alors qu’elle se promène dans la ville avec un hidjab pour en forer les tabous. Le roman engage ainsi une réflexion qui tord les accommodements raisonnables, en tant qu’intervention critique et pondérée sur un nœud du discours social québécois, et comme critique du rôle dévolu aux femmes dans cette logique de la surveillance du corps sexué (p. 69).

Une politique en acte

Si la réflexion sur la défaite et l’abondance de performances culturelles dictent un regard critique sur la société québécoise, c’est par le recours à l’action civique que Noël se dégage le plus complètement de la désaffection. En effet, le motif de l’action est central dans le roman. Tous les personnages positivement connotés agissent dans le présent et dans leur milieu, tout en tissant des liens avec des individus des classes défavorisées. Par le bénévolat (auprès des immigrants, des personnes âgées et seules) et les lettres aux journaux, dans des collectifs comme Échec à la guerre ou à l’étranger (au sein de Médecins sans frontière), Garance, François, Elvire, Gabriel et les autres prennent fait et cause dans les luttes actuelles en tentant de se dégager des discours creux pour valoriser au contraire l’efficacité : «  Ils n’aimaient pas le pouvoir, mais l’action » (p. 71).

Il en résulte un roman ancré dans le présent, dans lequel la nostalgie est tangible, mais mise à l’écart, dans une volonté de faire le deuil de certaines utopies pour mieux réaffirmer ce besoin de refaire le monde concrètement, de le rendre plus sensible. Dans cette vision volontariste, le temps des slogans est terminé, celui de l’action commence.

Thèmes de recherche Littérature, Politique québécoise
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