Ordinateurs pour tous et succès garanti !

No 41 - oct. / nov. 2011

Éducation

Ordinateurs pour tous et succès garanti !

Michel Gagnon

Intellectuel engagé et critique tenace du monde des médias, Neil Postman (1931-2003) était d’avis que l’école avait deux ennemis : les technologies de l’information et les programmes d’études. Au Québec, l’omniprésence des technologies de l’information en salle de classe et l’arrivée des contrats de performance scolaire auront-elles pour effet de reléguer l’acte pédagogique à une fonction utilitaire ? Bref tour d’horizon de la pensée de Postman appliquée au con­texte québécois.

Depuis l’implantation du renouveau pédagogique au Québec, tous les enseignants sont tenus de suivre ce nouveau curriculum, au cœur duquel se trouve le développement de compétences disciplinaires par le biais des nouvelles technologies de l’information ; les concepteurs ont même jugé bon d’inclure une compétence transversale qui invite les enseignants à intégrer les ordinateurs à leur pédagogie, et ce, dans toutes les disciplines. Le prétexte était de « préparer les élèves aux défis du XXIe siècle  », tels que définis dans les critères d’employabilité choisis par le Conference Board du Canada. Lors de son discours inaugural de 23 février 2011, le premier ministre Jean Charest a annoncé que chaque salle de classe serait dorénavant équipée de tableaux interactifs et que chaque enseignant recevrait un ordinateur portable. De son côté, la ministre de l’Éducation Michèle Courchesne, lors de l’imposition des contrats de performance en 2009, annonçait : « il faudra que tous les acteurs agissent de manière concertée et se sentent unis par une obligation de résultats [1]. » Dorénavant, chaque apprentissage sera mesuré, analysé et quantifié. Postman, qui dès 1969 prônait l’abolition pure et simple des programmes d’études, offre une réflexion plus éclairée sur les fins de l’éducation et le rôle que l’école devrait jouer dans la formation des citoyens de demain. À quoi ressemblera cette nouvelle école ?

Se distraire à en mourir !

Neil Postman, penseur américain et professeur à la New York University, a réfléchi pendant plus de 40 ans à l’influence des nouvelles technologies sur l’école et la société. Décédé en 2003, il s’est surtout fait connaître par son ouvrage paru en 1986, Se distraire à en mourir [2], dans lequel il dénonçait le rôle de l’industrie du divertissement dans la baisse du niveau culturel aux États-Unis. Postman était fasciné par les avancées philosophiques et scientifiques du Siècle des lumières et avait la conviction que les sociétés modernes auraient eu tout avantage à s’en inspirer, puisque le XXe siècle s’est surtout distingué par des guerres atroces et des abominations diverses. Il trouvait en outre que l’état du discours public et politique de notre époque était désolant, notamment à cause de l’influence abrutissante de l’industrie du divertissement sur le citoyen, et il déplorait la faible capacité d’attention du citoyen américain moyen. En effet, celle-ci est réduite à quelques minutes tout au plus : «  lorsque le président américain Abraham Lincoln participait à un débat public, il disposait de trois heures pour faire son discours, et son opposant pouvait en prendre tout autant ; dans les débats télévisés modernes, on alloue à peine 2 minutes à chacun pour répondre à une question d’un modérateur [3]. » Il lui apparaît évident que la qualité du discours public et de la vie démocratique a terriblement souffert de cet abrutissement collectif et que l’école devrait avoir pour mission de tenter d’améliorer cette situation. L’arrivée massive des technologies de l’information à l’intérieur de l’école est semblable à un cheval de Troie : l’émerveillement initial pourrait très bien se transformer en un échec retentissant.

Les nouvelles technologies de l’information et l’école

Neil Postman admet que les avancées technologiques ont procuré d’indéniables avantages à l’humanité, mais il se questionne sur l’omniprésence des technologies dans nos vies et sur l’influence qu’elles ont sur les individus, l’école et la société. Postman soutient que toutes ces nouvelles technologies contribuent à modifier le comportement des individus et que cela apporte des changements culturels et sociaux insidieux dont on ne soupçonne pas tout à fait la portée, emportés que nous sommes par le discours victorieux et triomphaliste des chantres des nouvelles technologies. L’enthousiasme insouciant que nous manifestons collectivement à l’égard des nouvelles technologies de l’information et du divertissement a incité Postman à proposer une courte liste de questions pour qu’une réflexion ait lieu sur les enjeux sociaux posés par les technologies, avant qu’elles ne soient adoptées.

Quel problème la nouvelle technologie proposée tente-t-elle de solutionner ?

Postman aime bien utiliser cette citation d’Henry David Thoreau pour exprimer son point de vue sur les nouvelles technologies : « toutes nos inventions ne sont que des moyens améliorés pour arriver à une fin qui ne l’est pas. » Il s’agit pour Postman de savoir si la technologie en question contribue à l’amélioration de la condition humaine d’une quelconque façon. Selon Postman, aucune réflexion n’a eu lieu avant de faire entrer les ordinateurs à l’école ; quel était le problème que les ordinateurs allaient régler ? Ce n’est qu’après l’achat de tout l’équipement informatique destiné aux écoles que les applications pédagogiques ont été élaborées, puisqu’il fallait bien trouver une utilité à tous ces ordinateurs. Les enseignants, en éducateurs éclairés, auraient dû selon Postman se poser la question avant de sauter dans ce train, puisque aucune étude sérieuse ne démontrait que la présence d’ordinateurs allait permettre aux enseignants d’offrir une meilleure qualité d’enseignement.

Qui pourrait souffrir de la mise en place de cette nouvelle technologie ?

Postman se fait cinglant à l’endroit de ceux qui font la promotion des ordinateurs en salle de classe et des enseignants qui acceptent de jouer le jeu, souvent avec insouciance. Les enseignants seraient les grands perdants de cette équation, puisque les fonds engouffrés pour l’achat de tous ces ordinateurs font en sorte que l’État dispose de moins de ressources et que si cet argent était utilisé, par exemple, pour mieux payer les enseignants, diminuer sérieusement le nombre d’élèves par groupe et alléger une tâche trop lourde, l’amélioration de la qualité de l’éducation serait immédiate. Les enseignants sont, selon Post­man, des « perdants enthousiastes » dans cette équation puisque non seulement ils sont favorables à la présence d’ordinateurs dans leurs classes, mais certains sont même emballés à l’idée de les utiliser. « Bill Gates adore ce genre de stupidité », dit-il.

Quels sont les nouveaux problèmes qui risquent d’être causés par la mise en place de cette technologie ?

L’invention de l’automobile a contribué à résoudre de sérieux problèmes de transport, mais a aussi causé la pollution de l’air, les bouchons de circulation et la destruction de la nature pour faire place aux autoroutes et aux échangeurs. Les problématiques sociales et éducatives soulevées par les nouvelles technologies de l’information sont-elles compensées par les avantages que celles-ci procurent ? Les nouvelles technologies qui déferlent actuellement sur le marché, et dont les jeunes sont friands, ont tendance à créer de l’isolement social ; cependant, on ne fait que commencer à se questionner sur les conséquences que cela pourrait avoir dans l’avenir, non seulement sur la santé des jeunes, mais aussi sur l’état et la pratique d’une vie démocratique informée.

L’abolition des programmes d’études

Le dramaturge George Bernard Shaw a dit un jour : « Les seules fois où mon éducation a été interrompue, c’est lorsque je devais aller à l’école [4]. » Cette phrase illustre bien le point de vue de Postman à l’égard des programmes d’études. À quoi sert un curriculum sinon à contrôler les jeunes et à modeler leur esprit ? Les matières qui ont été choisies pour faire partie d’un curriculum et qui doivent faire l’objet d’une évaluation formelle sont le fruit d’un découpage arbitraire de la réalité (pourquoi la géographie, et non pas l’anthropologie ? etc.). Ce découpage a été fait selon une certaine perception de la réalité que le système scolaire cherche à faire apprendre aux élèves ; autrement dit, toute la démarche scolaire consisterait non pas à permettre aux élèves de développer une compréhension personnelle du monde, mais à leur faire apprendre une perception arbitraire de la réalité, en ne leur donnant pas l’occasion de la remettre en question. Selon Postman, ce système pousse les enseignants à jouer un rôle de ventriloques, puisque toute l’évaluation des apprentissages est basée sur la capacité des élèves à répéter ce que l’enseignant leur fait apprendre. L’école n’est donc pas centrée sur l’élève et son développement harmonieux, mais bien sur l’obligation de réussir.

Quelle sera l’école de demain ?

Les ententes de partenariat et les conventions de gestion et de réussite éducative, en s’éloignant d’une vision humaniste de l’éducation, risquent de mener à la formation d’une génération de consommateurs plutôt que de citoyens éclairés. Pour promouvoir la réussite scolaire chez les garçons, le MELS a récemment mis au point le « calculateur de train de vie [5] », qui associe très clairement l’obtention d’un diplôme à une vie rendue passionnante par une plus grande consommation de produits. Dans ses écrits, Neil Postman rappelle qu’une éducation de qualité doit fournir aux élèves les moyens de pouvoir se questionner sur le monde qui les entoure, et même de chercher à l’améliorer. La ministre sait-elle vraiment dans quoi elle nous embarque ?


[1MELS, Tous ensemble pour la réussite scolaire, 2009, p. 17.

[2Postman, Neil, Se distraire à en mourir, Éditions Nova, 2010, 254 p.

[3Postman, Neil, Building a Bridge to The Eighteenth Century, Knopf, New York, 1999, 210 p.4. Our inventions are improved means to a non improved end, Walden, 1854.

[4Postman, Neil et Charles Weingartner, Teaching as a Subversive Activity, Delacorte Press, New York, 1969, 218 p.

[5jefinis.com

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème