Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque \ L’insoumission en héritage

No 67 - déc. 2016 / janv. 2017

Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque \ L’insoumission en héritage

Benoît Gaulin

Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, 2016, 302 pages.

Édouard Louis (dir.), Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage, Paris, PUF, 2016, 154 pages.

La somme de livres et d’articles parus sur l’œuvre du sociologue Pierre Bourdieu (surtout depuis sa mort en 2002) est fort impressionnante. On peut sans nul doute les classer en trois catégories : ceux rédigés par des « fans finis » ; ceux écrits par des pourfendeurs·euses (dont quelques-uns sont des défroqués de la secte bourdieusienne) ; enfin, ceux qui ont l’ambition – mais ce n’est pas toujours réussi – de procéder à un inventaire critique le plus rigoureux possible de sa sociologie.

C’est à la première catégorie qu’appartient assurément L’insoumission en héritage. Dans ce collectif de huit auteur·e·s rassemblés ici sous la direction du romancier Édouard Louis, chacun des textes tente d’actualiser l’héritage du « sociologue français le plus important depuis Durkheim » (ce n’est pas moi qui le dis !). « Quel apport son œuvre fournit-elle à l’élaboration contemporaine de nouvelles théories et de nouvelles politiques ? », peut-on lire en quatrième de couverture.

Malheureusement, il faut bien constater que plusieurs manquent, peu ou prou, la cible. Par exemple, malgré une entrée en matière fort intéressante dans laquelle Frédéric Lordon souligne le paradoxe suivant : Bourdieu est un théoricien de la domination qui « aura finalement écrit peu de choses sur la forme pourtant la plus massive de la domination dans les sociétés contemporaines : la domination capitaliste, la domination dans le rapport salarial », on a du mal à saisir comment le structuralisme des passions d’inspiration spinoziste que Lordon avance permet vraiment de renouveler le questionnement sur les thèmes importants de l’aliénation et du consentement des dominé·e·s à la domination.

De son côté, l’historienne Arlette Farge s’attarde sur la réception assez houleuse de La domination masculine (1998) : « La controverse fut violente et le reste jusqu’à nos jours, et le livre fut moins débattu sur le fond par les féministes qu’il ne l’aurait sans doute fallu. » En toute fin de son texte, la spécialiste des sciences sociales se transforme en fan du « Gourou » (ce Bourdieu dénoncé par certaines féministes de l’époque) lorsqu’elle revient sur les quelques pages rédigées sur l’amour (« Post-scriptum sur la domination et l’amour  ») dans lesquelles Bourdieu, étonnamment, n’exclut pas « la possibilité même de la mise en suspens de la force et des rapports de force qui semble constitutifs de l’expérience de l’amour et de l’amitié ». Farge se permet d’ajouter qu’elle a « littéralement fondu » à leur lecture et, là, c’est nous qui restons un peu surpris. On cherche en vain un véritable recul critique devant ce qui ressemble à une démission intellectuelle de Bourdieu lui-même ; on reste interloqué de l’écart saisissant entre cet «  hymne à l’amour » (ce sont les mots de Farge) et ce qui devrait être la tâche du sociologue ; entre ce modèle de l’« amour pur » fondé sur le don de soi et le désintéressement et celui construit, par exemple, par la sociologue Eva Illouz dans Pourquoi l’amour fait mal et qui constitue une superbe analyse documentée des marchés de l’amour.

Le sociologue Didier Éribon et l’écrivaine Annie Ernaux sauvent la mise. Le premier, dans la lignée de ses précédents travaux (il faut lire Retour à Reims et La société comme verdict) étaye ses réflexions sur la pensée critique et, « de manière plus générale, sur l’activité critique dans la pratique sociale et politique » ; tandis que la seconde, auteure géniale d’une œuvre singulière (de Les armoires vides à Mémoire de fille) dans la littérature française contemporaine, revient sur sa lecture de La distinction, « œuvre totale et révolutionnaire  ». Pour l’auteure de La place, la lecture de ce grand livre (un des ouvrages de sociologie de langue française les plus lus et les plus cités) qu’elle résume à merveille fut une « reconnaissance  », entre autres, des formes invisibles de la domination dont les moins pourvus en capital culturel hérité font d’abord les frais.

Le second livre, quant à lui, fait certainement partie de la troisième catégorie d’ouvrages selon la typologie évoquée plus tôt. Pierre Bourdieu : un structuralisme héroïque a l’ambition singulière de « réintégrer Bourdieu dans le cadre analytique qu’il a lui-même construit, non pas pour le transposer de façon mécanique, mais pour en mesurer éventuellement les limites  ».

Dans cet ouvrage s’adressant aux seuls initiés de l’œuvre, Fabiani s’attarde successivement aux multiples tensions existant à l’intérieur de son appareil conceptuel (champs, habitus, capital), à son inventivité méthodologique (l’utilisation intensive de l’analyse géométrique des données, par exemple) qui n’est pas sans poser de nombreux problèmes d’ordre épistémologique, au rapport que sa sociologie entretient avec l’histoire, aux trois régimes d’écriture se succédant ou se superposant dans l’œuvre (ceux de l’apprenti Bourdieu ; du positiviste cherchant à créer – via l’usage ostentatoire du grec et du latin, le style d’écriture empreint d’aspérité, par exemple – son propre univers théorique ; enfin, celui du militant réformiste). Le bilan se clôt sur le Bourdieu des dernières années qui «  sort de la froideur de la science pour entrer dans la chaleur de la littérature » et des émotions (La Misère du monde, La domination masculine).

À n’en pas douter, voici un ouvrage qui deviendra un incontournable des études « bourdivines  ». Il reste quand même que j’ai éprouvé un certain malaise en lisant cette somme savante, détaillée, fine et même lumineuse par moments. C’est que Fabiani écrit de l’intérieur du paradigme structuralo-utilitariste, pour ainsi dire (la « science » du Métier de sociologue semble être restée pour lui une fin en soi). Et c’est probablement ce qui l’empêche de prendre en compte la critique plus que pertinente (déjà formulée il y a déjà une trentaine d’années de cela !) par un Alain Caillé, par exemple (et comme de fait, jamais son nom n’apparaît parmi l’appareil critique fort imposant), pour qui la sociologie de l’intérêt des Bourdieu, Boudon et Crozier (quid de l’individualisme méthodologique auquel on peut sans nul doute lier l’appareil théorique bourdieusien) n’est guère intéressante !

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