Chaque ville a besoin de sa clinique

No 67 - déc. 2016 / janv. 2017

International

Chaque ville a besoin de sa clinique

Každé město potřebuje Svoji Kliniku

Hana Kuncová

Nous sommes en 27 après l’ère de Marx. Toute la Tchéquie est occupée par les populistes xénophobes… Toute ? Non ! Un petit village d’irréductibles militant·e·s résiste encore et toujours à l’envahisseur. Et la vie n’est pas facile pour les garnisons de politicards, promoteurs immobiliers et autres ennemis.

Le Centre social autonome « Klinika », dans le quartier ouvrier pragois de Zizkov, tient en effet encore et toujours tête aux assauts répétés de la classe politique, de la justice, de la police et même de néonazis. En pleine hystérie anti-réfugié·e·s, Klinika est devenue le miroir de la société tchèque et de tous ses antagonismes.

En 2015 à Prague, un groupe d’activistes décide spontanément d’investir une ancienne clinique de pneumologie abandonnée depuis six ans et de lui donner un nouveau souffle. Dans une ville livrée à la « main invisible » du marché et pauvre en espaces communautaires, le collectif voulait soustraire ce bâtiment à la logique mercantiliste et bâtir un véritable centre social. Le bâtiment se trouvait alors dans un état déplorable et décrépissait rapidement, au point qu’il fallut une semaine et une dizaine de camions remplis de déchets pour le nettoyer et le rénover. Le groupe fut cependant rapidement évincé par la police et dut se battre pour rester dans ce lieu devenu soudainement si important pour les autorités, qui l’avaient pourtant négligé depuis plusieurs années.

(Photo : Page Facebook de l’Autonomní sociální centrum Klinika)

Des lendemains qui déchantent

Il faut souligner que la République tchèque a pris un abrupt virage capitaliste après la Révolution de velours de 1989, embrassant le capitalisme néolibéral. La nouvelle génération née après le changement de régime fut bercée de fables vantant les mérites du capitalisme et maudissant les maux du communisme. Cette vision manichéenne du monde est cependant entachée par les cahots du système actuel. En effet, un quart de siècle plus tard, les inégalités sociales égratignent le blason du capitalisme ; le Tchèque gagne toujours un maigre tiers du salaire de ses voisins allemands, et la Tchèque encore 20 % de moins. Dans ce contexte, autant le populisme que la recherche d’alternatives ont commencé à émerger.

Dans un pays où la pensée néolibérale règne en maître depuis la fin du communisme et où la gauche militante était plutôt moribonde, le collectif a réussi à mobiliser non seulement quelques groupuscules sympathisants, mais aussi une partie plus large de la population, qui vit bien l’absurdité de préférer un bâtiment délabré à un bâtiment squatté. Malgré une pétition, plusieurs manifestations et une nouvelle tentative d’occupation, les autorités ne cédèrent pas facilement. Ce fut finalement l’intervention de l’oligarque et nouveau ministre des finances Andrej Babis, élu sur la promesse de diriger le pays comme une corporation, qui permit à Klinika d’obtenir un bail d’un an. Celui-ci, en « bon » entrepreneur, écorchait au passage « l’État-maman », incapable de s’occuper de sa progéniture, et assurait le maintien de l’endroit en attendant sa privatisation.

(Photo : Page Facebook de l’Autonomní sociální centrum Klinika)

Alors qu’une partie du public ne voyait le collectif que comme des « pelleteux de nuages », en réalité il s’agissait plutôt d’un mélange d’universitaires, d’activistes, d’écologistes, d’artistes, féministes, étudiant·e·s et autres, dont des personnes en difficulté sociale. Loin de la secte anarchiste, le public s’y retrouvant allait de jeunes théologiens aux militantes et militants radicaux. L’ancienne clinique devint un lieu de rencontres : ateliers, magasin libre, conférences, cours de langues, cantine, café, bar, salle de concert, galerie d’art, et ce, tout en étant complètement basé sur une logique anti-capitaliste. Klinika s’imposa comme le centre culturel et social alternatif de Prague.

Alors qu’une vague islamophobe répondait à la crise des réfugié·e·s lors de l’été 2015, Klinika ouvrit même ses portes aux quelques malheureux échoués en Tchéquie et devint un point central de collecte de vêtements pour ces nouveaux « damnés de la Terre ». C’est justement cette solidarité envers les réfugié·e·s qui galvanisa les forces les plus sombres du pays contre Klinika, culminant en une attaque au cocktail Molotov le soir du 6 février, après plusieurs heurts entre groupes antifascistes et néonazis dans le centre de Prague pendant la journée. Alors que l’Antifa avait réussi à se mobiliser contre une manifestation organisée de concert avec l’extrême droite de plusieurs pays européens, notamment Pegida, les néonazis choisirent le lieu hautement symbolique qu’était devenu Klinika pour se venger.

Ce soir-là, une jeune militante de 17 ans était venue pour la première fois à Klinika. Après sa première manifestation. Par solidarité envers les réfugié·e·s. Contre la haine. Entendant parler français, elle s’était déplacée vers nous, voulant pratiquer la langue qu’elle apprenait au lycée. Cinq minutes plus tard, un énorme pavé fracassait la vitre et tombait précisément là où elle était assise auparavant. Un garçon eut moins de chance et reçut un projectile en plein visage. Un cocktail Molotov suivit. Une vingtaine de personnes présentes, effrayées et incapables de se défendre. Le sang qui gicle. De la fumée partout. La panique. Pour cette jeune fille, une première expérience militante…

Laboratoire sociétal

Contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre, l’attaque contre Klinika ne suscita pas la vague de sympathie normalement réservée aux victimes de l’extrême droite. En effet, les politiciens locaux préférèrent utiliser l’incident pour accuser Klinika d’être une menace pour la sécurité du quartier ! Dès lors, le renouvellement du contrat prévu pour mars 2016 leur fut refusé et le combat pour la survie du projet commença. Ayant gagné de nombreux appuis en un an, la question de la survie du centre communautaire devint un véritable laboratoire de la société tchèque contemporaine.

Le collectif refusant de quitter les lieux malgré la fin du bail, Klinika posait effectivement plusieurs questions à ses concitoyen·ne·s : sur l’arbitraire politique, sur la primauté de la loi, sur la désobéissance civile, sur les réfugié·e·s, etc. Bref, le lieu servait bel et bien de clinique sociale, examinant le malade et posant un diagnostic.

Attaquée, Klinika se prépara, attendant l’assaut de la police, alors que ses militant·e·s venaient passer des nuits glaciales pour assurer l’occupation du bâtiment, s’organisaient pour faire le guet, débattaient des meilleures stratégies de résistance pendant des plénums enflammés. Car même en état de siège, Klinika continuait de vivre selon ses principes de démocratie directe et participative. Par deux fois, en mai, sous le prétexte de fausses alertes à la bombe, la police fit évacuer le bâtiment et tenta de liquider le projet, avant d’être débordée par la foule de sympathisant·e·s et d’être forcée à battre en retraite.

Malgré les menaces de liquidation et les amendes, Klinika continue à déborder de vie, multipliant les événements sociaux et culturels. Toutes les luttes qui l’ont fait naître et vivre ont maintenant dépassé sa portée même. Sans le savoir, Klinika est devenue la métaphore de cette société tchèque déchirée entre la désillusion du néolibéralisme et la promesse d’un monde meilleur. Peu importe si les sympathisant·e·s de Klinika en sortent vainqueurs, cet endroit restera un îlot de liberté en plein cœur de l’Europe.

Laissez Klinika respirer !

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