Grèves de femmes

No 68 - février / mars 2017

Grèves de femmes

Marie-Ève Blais

L’année 2016 a été forte en mobilisations menées par des femmes, l’affirmation générale étant qu’il ne faut plus se laisser faire. Entre les tentatives de plusieurs gouvernements de criminaliser l’avortement, les salaires inégaux, les conditions de travail précaires, les agressions multiples et les meurtres de femmes toujours trop nombreux, plusieurs ont répondu à ces violences par la paro de mujeres, la grève des femmes.

Islande – Inégalités salariales et domestiques

Le lundi 24 octobre 2016 à 14h38, des Islandaises quittent le travail pour descendre dans les rues de Reykjavík, l’heure précise où elles commencent à travailler gratuitement par rapport à leurs collègues masculins qui occupent un emploi similaire. Ce 24 octobre, elles manifestent près du parlement, à la place Austurvöllur, pour dénoncer les inégalités salariales, les discriminations sexuelles et les violences envers les femmes.

La grève poursuit une tradition qui s’inspire d’un moment historique pour le pays, le Kvennafrídagurinn (« Jour de congé des femmes ») où, le 24 octobre 1975, 90% des femmes quittent le travail et cessent les tâches ménagères et familiales, obligeant la fermeture de plusieurs commerces, théâtres, banques et écoles. L’année suivant cette mobilisation, une loi sur l’égalité salariale sera votée par le parlement.

La mobilisation de 1975 était entreprise dans le cadre d’une « année internationale des femmes » décrétée par l’ONU, lors de laquelle des représentantes de différents groupes féministes se rencontrent pour organiser des événements de sensibilisation aux discriminations faites aux femmes. La journée de grève proposée par une militante du groupe féministe radical Red stocking est acceptée sous l’appellation de « jour de congé » et veut démontrer l’importance que prend leur travail, souvent gratuit, dans la société. Les acquis sont précaires, et malgré des journées de grève en 1985, 2005 et 2010, les promesses de changement ne se concrétisent pas.

En 2016, les Islandaises gagnent toujours moins que les hommes (entre 14 et 30% selon les sources consultées), les inégalités domestiques et les violences sont encore présentes. En 11 ans, on calcule à 30 minutes la diminution de l’écart salarial : en octobre 2005, les Islandaises avaient cessé de travailler à 14h08. Le fossé est toujours profond et, à ce rythme, il faudrait encore 50 ans pour atteindre l’égalitésalariale dans ce pays. Comme le dit Gylfi Arnbjörnsson, le président de la Fédération islandaise du travail, dans un article du New York Daily News : « C’est simplement inacceptable de dire que nous corrigerons ça dans 50 ans. C’est le temps d’une vie. »

Pologne – Menace au droit à l’avortement

Le 3 octobre 2016, confrontées à un projet de loi du parti conservateur Prawo i Sprawiedliwość (Droit et Justice) qui interdirait complètement l’avortement, et justement inspirées par l’histoire de grèves des femmes en Islande, des Polonaises ont lancé un appel à débrayer sur les réseaux sociaux. Plus de 100000 personnes, de plusieurs villes du pays, se sont ainsi rassemblées sur leurs heures de travail, vêtues de noir, pour manifester leur opposition au gouvernement.

La loi actuelle sur l’avortement, l’une des plus restrictives d’Europe, autorise l’avortement uniquement dans les cas de viol ou d’inceste, de danger de vie pour la femme ou de malformation du fœtus. Le texte de loi proposé non seulement abolirait ces droits, mais il ferait aussi en sorte de criminaliser tant la femme qui a recours à l’avortement que la personne qui le pratique, encourant ainsi une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. En plus d’être une régression alarmante, cette loi aurait pour effet de précariser davantage les femmes plutôt que de lutter contre les violences dont elles sont victimes, en les obligeant notamment à se tourner vers le marché noir au péril de leur santé.

Le 24 octobre, devant les menaces toujours présentes du gouvernement à criminaliser l’avortement, des milliers de Polonaises reprenaient la rue pour maintenir la pression. Refusant le contrôle de l’Église et de l’État sur leur corps, elles ont annoncé qu’elles défendraient l’avortement contre « les gens de droite, les pédophiles et les agresseurs ». Ne se cantonnant pas seulement dans une posture défensive, elles ont en outre lancé une pétition pour revendiquer l’accès garanti à un avortement légal, à l’éducation sexuelle et à la contraception.

La forte réponse à l’appel de grève a confirmé que ce moyen de lutte est dérangeant pour les autorités et permet un contrepoids de taille contre le durcissement des lois qui criminalisent les femmes.
« En démocratie, le refus de travailler est la forme de pression politique la plus forte. Nous estimons que son application est aujourd’hui justifiée », écrivait la rédaction de Gazeta Wyborcza, un quotidien de Varsovie.

Argentine – Les féminicides

En Argentine, le viol et le meurtre sauvage de l’adolescente de 16 ans Lucía Pérez, dont les agresseurs ont tenté de faire passer sa mort comme le résultat d’une surdose de drogue, a particulièrement choqué le pays en octobre 2016. Depuis quelques années, plusieurs groupes de femmes se sont soulevés contre les violences et les meurtres dont elles sont victimes, déclarant à partir de 2015 #NiUnaMenos (« pas une de moins »), car c’est plus d’une femme par jour qui est assassinée en raison de son genre.

Le 19 octobre, un appel à une grève symbolique d’une heure était lancé : dans les rues, des hommes et des femmes de différents groupes syndicaux et féministes ont défilé vêtus de noir, revendiquant la fin de la violence masculine à l’encontre des femmes. « Dans votre bureau, votre école, votre hôpital, au tribunal, dans la salle de rédaction, au magasin ou à l’usine, où que vous travailliez. #NosotrasParamos [nous faisons grève]. Assez de la violence machiste, nous voulons vivre. »

Les crimes perpétrés envers les femmes n’ont rien d’aléatoire et utiliser le terme féminicide – un homicide volontaire d’une femme au seul motif qu’elle est une femme, un génocide au féminin – est tristement juste. En 2012, le terme a été inscrit au code pénal argentin comme circonstance aggravante d’un homicide. Ça n’a toutefois pas changé la situation. Les femmes victimes de la traite ou de l’esclavage sexuels et les travailleuses du sexe sont toujours les premières cibles des violences misogynes et du conservatisme. Lorsque les militantes prennent la parole, elles font souvent face à une forte répression policière. La mobilisation argentine a par ailleurs encouragé d’autres groupes féministes d’Amérique latine à manifester pour contrer le féminicide qui fait rage depuis trop longtemps sur le territoire.

La grève comme levier

La multiplication des grèves de femmes dans plusieurs pays, face à des violences diverses mais toujours motivées par le genre, exprime une situation mondiale intenable. Elles sont à la fois une fureur quant aux agressions qui s’accumulent, mais aussi une envie de s’organiser collectivement pour penser un monde égalitaire et sans violences. Que la grève soit d’une heure, d’une journée ou récurrente, ce qui est revendiqué à travers celle-ci est l’arrêt immédiat des violences faites aux femmes et des inégalités économiques dont elles sont les premières à souffrir.

Devant les actions de différents groupes de femmes et l’émergence des médias sociaux qui les diffusent, un réseau plus large se crée offrant à des femmes le courage de prendre la rue et de s’opposer aux contraintes et violences du patriarcat. La grève est un mouvement solidaire et collectif qui permet de maintenir la pression contre les différents pouvoirs. Faire la grève c’est dire : je fais grève de la violence, je la refuse.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème