No 68 - février / mars 2017

Culture

Parole libre

Véronique Bachand

D’emblée, je mets les choses au clair : pour moi le slam n’est ni un genre ni un objet littéraire. Le slam n’est pas non plus une manière de déclamer. C’est un contexte de prise de parole. Un jeu, une trépidation. Un mouvement poétique, un mouvement social. C’est une rencontre, un rassemblement. C’est instinctif. C’est sauvage. C’est cru, c’est brut, ça bouleverse, ça fait du bien. Je m’explique.

Ce que je nomme ici le slam concerne le type d’événements où la douzaine de slameuses et de slameurs inscrits ont trois minutes pour partager un texte de leur plume, sans musique ni accessoire. Sous forme de compétition amicale – comme le veut la forme originale du poetry slam – et parfois sous forme de micro ouvert, le slam met en valeur la parole de celles et ceux qui montent sur scène… et cherche, surtout, à donner un bon spectacle.

Pour la petite histoire, le slam a déjà plus de 30 ans. Il a fait ses premiers pas à Chicago, a grandi aux États-Unis, s’est propagé en France et a trouvé des adeptes partout, du Brésil au Sénégal et de l’Europe à l’Océanie. Au Québec, il est bien installé depuis 2006, de Montréal à Rimouski en passant par Jonquière, Gatineau, Sherbrooke, Québec et de nombreux autres points de rendez-vous, greffés ou non à la Ligue québécoise de slam, qui s’ajoutent au fil des ans et des communautés d’écoute créées dans la province.

Nous parlons entre nous de la slamille. C’est un très mauvais jeu de mots que j’aime beaucoup, peut-être simplement parce que j’ai le sentiment d’en faire partie, de cette communauté, ayant participé moi-même à des compétitions puis organisé des micros ouverts. C’est dire comment j’ai appris, d’abord à prendre la parole et ensuite à la donner. Maintenant occupée à des projets poétiques hors slam, je reste une auditrice fidèle. J’aime ça. Chez moi comme en voyage, dans une autre ville ou dans un autre pays, j’ai le réflexe de me faufiler dans un slam. Pour observer. Ce que les autres ont à dire à propos de leurs origines, de leurs luttes, de leurs peurs, de leur président·e, de leur dernier vendredi soir, de leurs folies, de leurs amours, de leur fleuve ou de leur champ de patates.

Jury aléatoire, démocratie directe

Évidemment, ce n’est pas toujours bon. Je m’ennuie souvent pendant un slam. Je chiale. Je critique. Je déplore la rime inutile, le manque de vocabulaire, l’imitation de tel ou telle artiste, le ton condescendant, l’attitude macho, le point de vue égocentrique… mais je reçois. Et cela m’appartient de retenir ou de laisser passer.

Dans un slam original, c’est le public qui fait le show. L’assistance rit, pleure, hue, crie, encourage, applaudit et juge. Je suis sérieuse : le jury, c’est n’importe qui. Cinq personnes dans la salle, choisies au hasard parmi la foule quelques minutes avant que l’événement ne commence. Mais la compétition n’est qu’un alibi. Un détournement d’attention. Il y en a parfois, sur la scène ou dans la foule, qui se font prendre au jeu… moi la première, sans cesse étonnée de constater qui ne gagne pas. Or je la chéris, cette compétition. J’aime lancer des oh quand une image me plaît, scander des dix, dix, dix après une prestation touchante et abandonner des bouh quand je suis déçue ou irritée. J’aime savoir que mon attitude peut influencer un jury ; autrement dit, j’aime savoir que l’assistance a non pas le droit, mais la responsabilité de réagir à ce qui lui plaît ou à ce qui la dérange. Je répète : c’est d’un spectacle qu’il s’agit. Et qu’il ait aujourd’hui cette forme compétitive dont je parle, ou qu’il ne soit qu’un simple – mais pas moins vivant – micro ouvert, le slam vient de ce désir de dire pour appeler, rejoindre, éveiller.

Pour tou·te·s, par tou·te·s

Le slam, c’est ça. C’est une troupe de disparates qui se réunissent et qui se taisent en équipe… en osant parfois libérer trois minutes de parole. Le slam donne de l’air. De l’élan, de l’espoir.

Celui ou celle qui écrit un texte et qui, courage, orgueil et feuille mobile en main, se déplace de chez soi jusqu’à l’arrière du micro avec quelques vers et une tonne de vulnérabilité, celle-là ou celui-là sait que la prise de parole en vaut la peine. Que c’est soulageant, confrontant, authentique. Personne ne peut mentir avec ses propres mots et sa propre voix. Certain·e·s se contournent, certes, mais même cela transparaît, ce détournement, cette bifurcation.

Le slam est engagé non pas parce qu’il est spécifiquement politique ou militant, mais simplement parce qu’il engage. Il engage à être et à l’affirmer – sous forme d’histoire ou d’anecdote, sous forme de plaidoyer ou de manifeste, sous forme de témoignage ou de poème. D’ailleurs, si le poetry slam d’origine a voulu – et veut encore – démocratiser la poésie, il n’est plus aujourd’hui exclusivement composé de poèmes ; le monde peut s’exprimer de toutes les manières possibles, sur le sujet de son choix.

Le langage peut être une barrière, une convention ou un artifice. Mais il peut aussi être un pont – de soi à l’autre, ou de l’autre à soi. C’est à cela, je crois, que le slam sert socialement. À lier.

Je conclus avec un petit bilan personnel. En sept ou huit ans de fréquentation de l’univers du slam, j’ai certainement reçu des milliers de poèmes qui m’ont chamboulée… ou qui ne m’ont rien fait du tout. Si je le souligne, c’est pour dire que ce sont ces poèmes-là – les poèmes inachevés, les poèmes ordinaires – qui m’ont convaincue d’y aller. Et je n’aurais jamais fait ça, prendre la parole, si je n’avais assisté, pantoise devant mon écran, qu’aux partages foudroyants des Marie Uguay et Gaston Miron de ce monde. C’est ça. Ce sont les textes du slam, de tout le monde, pour tout le monde, qui m’ont donné la petite poussée qu’il me fallait pour sortir un poème de mon tiroir, grimper sur scène, trembler des mains, prendre une trop grande inspiration et m’élancer corps et voix dans quelque chose que, jusque-là, je ne croyais pas pour moi – et qui s’appelle la poésie.

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