Dossier : Prisons. À l’ombre (...)

Dossier : Prisons, à l’ombre des regards

Prisons et discriminations. Le cas des autochtones.

Mylène Jaccoud

Sombre rappel : les Autochtones sont surreprésenté·e·s dans les établissements de détention au Canada et au Québec et le problème ne date pas d’hier.

Dès la fin des années 1960, fonctionnaires, analystes et expert·e·s scientifiques se concertent ou s’affrontent pour proposer des analyses et des solutions à ce problème. De leur côté, les Autochtones du Québec et d’ailleurs se mobilisent depuis des décennies pour dénoncer l’application d’un système de justice étranger à leurs coutumes et particulièrement incapable de résoudre les problèmes de violence et de criminalité qui affectent les interactions entre leurs membres, tant dans les communautés que dans les milieux urbains.

Un État à la recherche de solutions

Depuis 45 ans, une panoplie d’initiatives a été mise en œuvre pour tenter de diminuer le nombre disproportionné de condamné·e·s d’origine autochtone dans les prisons. Ces initiatives sont le produit d’un terrain politique complexe, car modulées par un État qui cherche à préserver sa mainmise sur le territoire national, tout en se voyant contraint de considérer les gains juridiques que les Autochtones ont acquis, notamment sur le plan de la reconnaissance de leurs droits inhérents à l’autonomie gouvernementale [1]

C’est ainsi que les solutions mises en avant par les autorités se sont appuyées sur les principes d’égalité devant la loi, mais aussi d’équité, de spécificité culturelle et d’autodétermination. On a vu défiler toutes sortes de projets et de programmes, plus ou moins récurrents ou permanents : séances de sensibilisation offertes aux agent·e·s de l’État (policiers, acteurs judiciaires et pénitentiaires) sur les traditions et la culture autochtones ; embauche de personnel autochtone au sein de l’administration de la justice ; création de services de police autochtones ; programmes de spiritualité et de guérison dans les pénitenciers ; tribunaux autochtones ; processus de consultation des personnes impliquées dans l’acte criminel pour déterminer et adapter les sentences (les cercles de sentence).

Le Code criminel canadien a même été modifié en 1997 pour favoriser le recours à des alternatives à l’incarcération dans les causes qui impliquent des accusé·e·s autochtones – l’article 718.2(e). L’interprétation de cet article de loi dans le cadre d’un jugement de la Cour suprême du Canada (l’arrêt Gladue de 1999) a permis de mettre en place un cadre de référence des principes de détermination de la peine. Désormais, les juges sont invités à tenir compte des circonstances spécifiques qui touchent les condamné·e·s d’origine autochtone : la discrimination historique et systémique et la spécificité culturelle. Dans ces circonstances, les juges doivent privilégier des sentences non privatives de liberté ou, tout au moins, des sentences d’incarcération moins longues que pour les non-Autochtones. Cette réforme judiciaire majeure a donné lieu à la mise en place de tribunaux spécialisés que l’on appelle les « tribunaux Gladue », principalement dans les provinces de l’Ouest et dans les territoires canadiens.

Quel est l’impact de ces initiatives et de ces réformes ? La proportion d’Autochtones dans les établissements de détention n’a pas diminué, elle a au contraire augmenté systématiquement d’année en année. En 1996-1997, la population autochtone constituait 14,6% de la population en détention fédérale. À l’heure actuelle, le quart de la population carcérale est d’origine autochtone [2]. La situation est encore plus dramatiquepour les femmes, qui représentent 36% de la population carcérale féminine. Pourtant, les Autochtones ne représentent que 4,3% de la population canadienne.
Comment comprendre que ces solutions n’aient rien changé ? Que nous révèle la surreprésentation des Autochtones en détention ? Existe-t-il d’autres solutions ?

À problème historique, réponse systémique

Le problème n’est pas tant que ces solutions soient inadaptées ou traduisent une mauvaise analyse des causes de cette surreprésentation. Le problème de fond est l’absence de politique systémique.
En effet, depuis 45 ans, l’État bricole des solutions disparates qui ne sont pas intégrées à une politique socioéconomique et politique d’ensemble. Elles ont, par le fait même, le grand défaut d’être réductrices. Aussi louables soient-elles, ces réformes n’auront aucun effet tant et aussi longtemps qu’on ne comprendra pas que la criminalité des Autochtones est ancrée dans l’histoire d’une marginalisation politique, socioéconomique et culturelle et qu’il faut travailler en amont du système de justice, sans pour autant négliger l’importance de transformer parallèlement ce système.

Ces réformes ne changeront rien tant et aussi longtemps que l’on ne comprendra pas que la prison ne résout pas les problèmes sociaux ; elle les nourrit, les renforce. Ces réformes seront caduques si l’on continue de reconnaître dans les discours la nécessité de décoloniser les rapports sociaux tout en poursuivant le recours démesuré à la détention et à une pratique de criminalisation des problèmes sociaux auxquels sont confrontés les Autochtones.

Depuis 45 ans, on privilégie des réponses culturalistes pour résoudre des problèmes structurels et historiques de marginalisation et de discrimination, car il est plus facile d’offrir un programme de spiritualité dans un pénitencier que de décoloniser une société. Et lorsque certaines solutions plus systémiques sont mises de l’avant, on les sous-utilise (rapports Gladue), on les confine à la gestion de situations mineures et marginales (tribunaux autochtones) ou on les contraint de travailler dans le moule juridique de l’État (police autochtone). La pénalisation des problèmes sociaux des communautés autochtones est une impasse dont il faut s’extirper rapidement si l’on souhaite réellement agir de manière constructive.

La solution ? Il faut agir à la fois en amont, pour reconstruire la régulation sociale dans les communautés, et en aval, pour transformer les pratiques socio-pénales de manière à ce que celles-ci s’orientent vers une prise en charge qui protège, soutienne, répare et accompagne la reconstruction des personnes abusées et abusives. Il convient en particulier de renforcer les interventions de première ligne de manière à ce que les personnes mises en danger dans une collectivité puissent rapidement être protégées et recevoir les soins et le soutien nécessaires. Cela requiert du financement récurrent, de la formation et du soutien constants.

Il faut également procéder au transfert des pouvoirs en matière de gestion de l’administration de la justice. L’autonomisation permettra ainsi aux Autochtones de développer les approches holistiques centrées sur la guérison et la résolution des problèmes dans une dynamique communautaire dans laquelle l’individu et la communauté sont intrinsèquement liés.

Il faut mettre en place une politique globale qui s’oriente vers la reconstruction des collectivités autochtones et qui s’extirpe du pénalocentrisme ambiant. Cela implique que des ressources soient allouées aux communautés pour favoriser leur développement structurel (économie, logement, loisir, éducation, services de santé notamment). Mais par-dessus tout, les pouvoirs publics non autochtones (mais aussi autochtones) doivent comprendre et surtout accepter que les solutions à court et à long termes émaneront des Autochtones eux-mêmes.


[1Lire à ce sujet Julien Vadeboncoeur, « La longue marche vers l’autonomie », À bâbord !, no 67, décembre 2016 – janvier 2017. NDLR..

[2Bureau de l’enquêteur correctionnel, « Rapport annuel 2015-2016 ». Disponible en ligne : http://www.oci-bec.gc.ca/.

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