La paix n’est pas pour demain

No 68 - février / mars 2017

Colombie

La paix n’est pas pour demain

Leandro Gómez Ortiz

Malgré la récente ratification des accords signés entre les FARC-EP et le gouvernement colombien pour mettre fin au conflit armé qui dure depuis un demi-siècle, l’opposition exercée par la droite radicale risque de faire sombrer le pays dans un nouveau génocide.

Le 23 novembre 2016, les Forces armées révolutionnaires de la Colombie – Armée du Peuple (FARC-EP selon son sigle en espagnol) et le gouvernement colombien ont signé, pour une troisième fois, un accord pour la cessation du conflit armé qui les opposent depuis plus de 50 ans. Les origines de ce conflit sont fortement liées à la question agraire et les prises de position des adversaires de l’accord font bien voir que leur opposition repose sur la défense du statu quo qui situe la Colombie comme le pays le plus inégal de notre hémisphère quant à la répartition des terres [1] Dans cet article, on tentera de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les secteurs plus conservateurs du pays, représentés principalement par le parti de l’ex-président Álvaro Uribe Vélez, le Centro Democrático, s’opposent à ces accords. 

Le 2 octobre dernier, après plus de quatre ans de négociations, le monde entier a accueilli avec surprise le rejet des accords de paix signés quelques jours plus tôt par les FARC-EP et le gouvernement du président Juan Manuel Santos [2] Personne n’arrivait à comprendre les motifs pour lesquels les Colombien·ne·s refusaient de mettre fin au conflit le plus ancien de l’Amérique du Sud. À la suite du choc ressenti de toutes parts dans la société colombienne, les négociateurs des deux parties se sont mis d’accord pour modifier l’entente initiale, en incluant plusieurs des points défendus par la campagne du Non [3] et en précisant d’autres aspects du premier document afin de réfuter les mensonges lancés par ce même camp durant la période qui a précédé le vote [4]

En modifiant la première entente, les deux parties souhaitaient promouvoir un « pacte national » pour renforcer la légitimité des accords. Toutefois, ces changements ont réduit la portée progressiste du premier document en rendant plus difficile l’accès à la terre pour les victimes du conflit et les paysan·ne·s ainsi qu’en réduisant les espaces de participation et les mesures de réparation pour les minorités sexuelles et les femmes, entre autres.

Malgré ces concessions, le Centro Democrático s’oppose toujours aux accords. Cette résistance est devenue la plus grave menace pour le succès de la négociation et pour la construction d’une société plus équitable et pacifique, l’objectif des accords à long terme. En effet, le discours incendiaire utilisé par le parti de l’ex-président Uribe et l’appui que plusieurs secteurs de la population colombienne, légaux et illégaux, donnent à ses idées ont divisé davantage le pays et servent de prétexte aux groupes paramilitaires pour menacer et tuer les leaders sociaux, les syndicalistes et les défenseur·e·s des droits humains. »

Les accords conclus entre le gouvernement et les FARC-EP prévoient la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes de tous les acteurs du conflit, incluant les forces militaires et les personnes qui ont financé les groupes armés illégaux, dont les paramilitaires, ainsi que la réalisation d’une réforme agraire pour résoudre en partie le problème de la répartition des terres dans le pays. En ce sens, l’opposition aux accords exprimée par l’Uribismo s’explique en grande partie par l’influence qu’exercent les grands propriétaires terriens, parmi lesquels Uribe Vélez lui-même, et les liens que plusieurs des membres de ce parti entretiennent avec les groupes paramilitaires. Bref, il s’agit d’une défense obstinée du statu quo précédant les accords.

Pour mieux comprendre ces aspects, faisons un bref saut dans le temps pour expliquer l’origine agraire du conflit avec les FARC-EP et les liens des grands propriétaires terriens avec les groupes paramilitaires. »

Paramilitaires, élites rurales et contre-réforme agraire

La naissance des FARC-EP et tout le déroulement de la guerre qui sévit en Colombie depuis l’apparition de ce groupe armé, et même avant, sont intimement liés à la question de la répartition des terres agricoles.
En effet, le problème agraire en Colombie et l’attitude répressive de l’État face aux demandes de redistribution des terres faites par les mouvements paysans du pays sont deux aspects fondamentaux pour comprendre comment un groupe de paysan·ne·s qui arboraient un principe nettement libéral– « la terre à ceux qui la travaillent » – a fini par se constituer en une guérilla communiste comme les FARC. [5]

C’est que les paysan·ne·s colombien·ne·s revendiquent depuis longtemps la redistribution des terres puisque celles-ci se trouvent fortement concentrées dans quelques mains seulement, ce qui entraîne pour les populations paysannes des conditions de vie et de travail difficiles en tant que péons. Or, leurs demandes se sont toujours heurtées à la répression de l’État colombien, souvent substitué dans les régions éloignées par les grands propriétaires terriens, sorte de seigneurs féodaux qui, jusqu’à aujourd’hui, exercent une grande influence dans ces zones, autant sur l’appareil étatique que sur l’armée.

Durant les années 1970 et 1980, l’apparition du trafic de drogues dans la société colombienne, l’offensive des élites rurales contre les mouvements paysans, la réforme agraire réalisée par le gouvernement Lleras à la fin des années 1960 de même que la consolidation du projet politique et militaire des FARC ont créé un cocktail.

En effet, au milieu de la guerre froide, avec la menace d’une guérilla communiste et dans un contexte où le mouvement paysan multipliait les occupations des terres inutilisées, motivé qu’il était par la récente réforme agraire et la création de l’Association nationale d’usagers paysans (ANUC en espagnol), les grands propriétaires terriens se sont mobilisés pour contenir ce mouvement qui menaçait leur pouvoir. C’est ainsi qu’ils ont signé le Pacte de Chicoral [6] et ont contribué par la suite (délibérément ou en ne faisant rien pour les en empêcher) à la formation de groupes paramilitaires qui ont été les principaux responsables de la contre-réforme agraire ayant eu lieu depuis le début des années 1980. Une contre-réforme qui a dépouillé les paysan·ne·s de plus de 6,6 millions d’hectares de terre, dont une bonne partie est tombée dans les mains des grands propriétaires terriens qui s’opposent aujourd’hui aux accords de paix et qui se sont regroupés dans le Centro Democrático, sous l’aile de l’ex-président Álvaro Uribe Vélez. 

Pour que l’histoire ne se répète pas

En 1985, dans le cadre de négociations avec le gouvernement de l’époque, les FARC-EP ont tenté de réintégrer la société et ont constitué un parti politique, l’Union patriotique, pour faire de la politique sans armes. Cette tentative a cependant échoué en raison de l’assassinat d’environ 3٠٠٠ à 5000 militant·e·s de ce parti. En date d’aujourd’hui, plus de 94 leaders sociaux ont été assassinés en 2016 seulement. Sans le soutien de la communauté internationale, l’histoire risque ainsi fort de se répéter… 


[1En plus de l’énorme concentration de terres qui prévaut, la promulgation de nouvelles lois destinées à renforcer la présence de l’agro-industrie, comme la loi Zidres, tend à empirer cette situation d’inégalité.

[2Les résultats définitifs du plébiscite se sont traduits par une courte victoire du non aux accords de paix avec 50,21% des voix contre 49,78٪ pour le oui. Cependant, le taux de participation a atteint à peine 37% de la population habilitée à voter.

[3« Le camp du non était principalement constitué des secteurs de droite, notamment une partie importante du Parti conservateur et du Centro Democrático, un parti communautariste de droite dirigé par l’ex-président Álvaro Uribe (2002-2010). Ce dernier a exercé le leadership du camp du non dès le début de la campagne ayant précédé le référendum populaire.

[4« Quelques jours après la victoire, le coordonnateur de la campagne du non a avoué dans une entrevue avoir privilégié une stratégie de désinformation et de salissage visant à provoquer l’indignation des citoyen·ne·s. Parmi les messages « utilisés dans cette campagne, les tenants du non assuraient que l’approbation des accords mènerait à un régime « Castro-Chaviste », une formule-choc qui faisait allusion aux modèles cubain et vénézuélien et signifiant qu’un régime dictatorial socialiste s’installerait en Colombie si le oui l’emportait. Un autre discours véhiculé dans cette campagne pour mobiliser les secteurs plus religieux et conservateurs de la société fut de prétendre que les accords portaient atteinte à la famille et aux valeurs traditionnelles du pays, invoquant une « idéologie du genre » pour soutenir que des populations auraient un traitement spécial au moment de la mise en place des accords.

[5 Malgré leur origine paysanne, les FARC sont loin d’être des alliées des luttes paysannes. Aucontraire, en plusieurs occasions, les FARC-EP ont été le pire ennemi des organisations paysannes, tantôt parce que cette guérilla attaquait directement ces mouvements, tantôt parce que l’existence de cette guérilla servait de justification à l’État pour réprimer le mouvement paysan.

[6 Le Pacte de Chicoral est une entente signée en 1972 par les grands propriétaires terriens et le gouvernement de Misael Pastrana (1972-1976) afin de liquider le mouvement paysan et de détruire toute initiative de réforme agraire dans le pays.

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