Atmosphères de fin du monde

No 67 - déc. 2016 / janv. 2017

La littérature et la vie

Atmosphères de fin du monde

Jacques Pelletier

Parvenues à la maturité littéraire et comptant à leur crédit une œuvre consistante, Catherine Mavrikakis et Ying Chen, évoquent, dans leurs romans récents, la fin d’un monde, le nôtre, qui court à sa perte, victime paradoxale de ses conquêtes et de ses exploits apparents qui masquent une vision du monde profondément mortifère.

Apocalypse now

Dans Oscar de profundis (Héliotrope, 2016), Catherine Mavrikakis emprunte une voie qui s’apparente à la science-fiction. Elle situe l’action du son récit dans la seconde moitié du siècle actuel, dans un Montréal chaotique, frappé par une étrange et dévastatrice « maladie noire », variante moderne de la « peste noire » de l’époque féodale. Comme cette dernière, la maladie noire s’en prend surtout aux gueux, aux pauvres et sans domicile fixe qui forment désormais une très large couche de la population dont se protègent les riches à l’abri dans leurs ghettos dorés. Ce désordre organique est lui-même la contrepartie biologique d’un dérèglement plus général de l’univers cosmique, en pleine implosion, qui menace de mort prochaine une Terre à l’agonie.

Ce climat apocalyptique sert de fond de scène à l’anti-héros du roman, Oscar Méthot-Ashland, une méga star internationale, sorte de double fictionnel d’un Michael Jackson, originaire de Montréal, qui y fait un bref séjour dans le cadre d’une tournée mondiale et qui, à cette occasion, opère un retour mélancolique sur un passé traumatisant qui ne cesse de l’obséder.

Derrière l’aspect rutilant du personnage et sa réussite triomphale, se cache en effet le drame d’une enfance dévastée marquée par l’enlèvement et la mort d’un jeune frère, traumatisme qui bouleverse la mère et Oscar qui ne parviendront pas à s’en remettre. C’est ce choc qui explique dans une large mesure les comportements de fuite de la star qui cherche une évasion dans l’alcool, les drogues et une sexualité exacerbée, le transformant en une sorte de « Christ obscène androgyne », un « Jésus moderne, lubrique ».

Ce dévoiement existentiel est accompagné d’une quête esthétique qui trouve son accomplissement dans une admiration éperdue pour les artistes raffinés et « décadents » : Wagner en musique, Baudelaire et Huysmans en littérature, Frank Lloyd Wright en architecture, etc. L’art apparaît ainsi comme une compensation et un refuge face à une vie ratée et à un monde en processus de destruction accéléré.

La révolte des gueux

Cet étrange personnage sera confronté à l’univers des gueux et des sans-grade. Désorganisés autant que désoeuvrés, ceux-ci se rassemblent souvent dans des groupes instables se livrant à la rapine et aux vols, en meutes sauvages qui se dévorent entre elles plutôt que de s’en prendre à l’ordre établi du nouveau Gouvernement mondial. Le petit clan qui s’organise autour de Cate Bérubé, une femme médecin déclassée pour des raisons qui demeurent énigmatiques, apparaît comme une exception dans cette masse aussi déstructurée que vocifératrice : il réunit des « révoltés » qui entendent changer le monde, le révolutionner en se réclamant de Louise Michel, l’anarchiste célèbre. Cette volonté passe ici par un projet d’enlèvement d’Oscar dans le cadre d’une opération associée explicitement à la crise d’Octobre 1970, enracinant directement le roman dans un moment fort de la conjoncture politique locale.

L’enlèvement réussit dans un premier temps, puis échoue suite à l’intervention des forces de l’ordre : Oscar est libéré et la cellule insurgée de Cate est éliminée, à l’exception d’un seul de ses membres, un libraire qui sera récupéré comme responsable de la bibliothèque idéale de la star, promise pour sa part à une mort par overdose. Oscar, parfaitement blasé, attend celle-ci de manière stoïque, sa disparition devant coïncider ainsi avec la « fin du monde » qu’il compte contempler du haut d’une colline de Beverly Hills en esthète orgueilleux, solitaire et narcissique.

Une victoire de l’art et de la littérature ?

On assiste donc à un double échec : politique, celui de la révolution ; intime, celui d’un personnage voué à la décadence. Tout apparaît donc « perdu », pour reprendre l’expression de l’éditeur en quatrième de couverture, sauf, ajoute-t-il, le « pouvoir profondément libérateur de la littérature et des arts ».

Or, est-ce bien le cas ? La littérature et les arts apparaissent ici plutôt impuissants aussi bien à soulager le mal de vivre d’Oscar qu’à accompagner la révolte des gueux. Le récit en montre davantage les limites qu’il n’en célèbre les vertus sur un mode consolateur ou réparateur.

C’est cette interrogation qui constitue l’intérêt du roman, outre sa description particulièrement saisissante du monde qui vient et qui est d’une certaine manière déjà là dans cette représentation hyperbolique, parfaitement maîtrisée. Et s’il y a une « victoire » de l’art, elle se retrouve davantage dans le talent et la clairvoyance de l’écrivaine que dans le culte erratique que lui voue son héros dévoyé.

Le pari mélancolique de Bethune

La mise en scène apocalyptique n’est pas la seule manière par laquelle on peut représenter la désolation du monde. Ying Chen s’emploie pour sa part à confronter ce que le monde est devenu à ce qu’il aurait pu être si sa transformation rêvée au moment des grandes espérances du vingtième siècle n’avait pas fait place aux renoncements actuels. Et cela aussi bien dans les sociétés occidentales modernes que dans son pays d’origine, la Chine, bousculée par des secousses révolutionnaires aujourd’hui retombées, remplacées par le triomphe de la loi de l’argent et du profit devenue l’ultima ratio de notre temps sur l’ensemble de la planète.

Ce renversement capital est évoqué à travers la figure de Norman Bethune, qui sert de baromètre pour mesurer cette profonde métamorphose.

Dans son livre aussi étrange que fascinant, Blessures (Boréal, 2016), Ying Chen propose en effet un portrait à vif de Norman Bethune, qui n’est jamais nommé, mais dont il est clair que le héros de son roman est un double projeté. C’est un curieux livre qualifié génériquement de roman, mais qui s’apparente davantage à une forme hybride, le récit/essai ou la lecture/fiction pour reprendre l’expression de Victor Lévy-Beaulieu, dans lequel la représentation de la réalité passe par le détour de la fiction dans une évidente volonté de s’en approcher de plus près.

Le portrait est dressé sur un mode objectivant, raconté à la troisième personne par un narrateur hors champ, mais à partir du regard que Bethune pose sur le monde. Cette intériorisation permet de faire voir non seulement comment il perçoit les choses, mais comment il les ressent et se situe dans le milieu douillet dont il est originaire : espace rural de l’Ontario, famille modeste et traditionnelle avec parents très religieux, univers médical confortable et bourgeois avec lequel il va rompre en s’engageant dans le Parti communiste, rompant du coup les amarres avec le milieu auquel il appartient et dans lequel il est promis à une destinée honorable.

Le récit circule entre trois temporalités : celle des origines et de l’enfance ; celle de la révolution des années 1930 dans laquelle s’engage Bethune ; celle du temps présent qui en est le prolongement et l’envers, marquant le passage des grandes illusions au désenchantement. Les révolutionnaires d’hier se transforment en hommes d’affaires arrivistes comme c’est notamment le cas en Chine, ainsi que le constatent, désabusés, les fantômes des morts de la Longue marche inspirée par Mao, Bethune lui-même aussi représenté dans la figure d’un revenant de même que l’auteure, manifestement désillusionnée, qui prend en charge le récit.

L’exception Bethune

Cette grande déception n’enlève toutefois rien à la grandeur de Bethune et de ses choix. On sait qu’avant de rejoindre la révolution chinoise, il est passé par l’Espagne, mettant une première fois sa compétence professionnelle au service des révolutionnaires et loyalistes quelles que soient leurs appartenances idéologiques et politiques, et ce, dans une volonté de rendre service dans une perspective humaniste très large, bien que son allégeance ait été d’abord et foncièrement communiste. C’est dans le même esprit qu’il se rend ensuite en Chine pour soigner les révolutionnaires chinois et à l’occasion leurs ennemis blessés qu’il traite comme les autres, ce que certains ne lui pardonneront pas.

Dans ce pays dont il ne connaît pas la langue, il vivra dans une solitude radicale, absorbé par un travail qui ne lui laisse à peu près aucun répit, avec pour seule compagnie un interprète et un jeune garçon, d’origine paysanne, « combattant de circonstance », qui lui sert de guide et pour lequel il éprouve une affection muette. Il rencontrera Mao une fois seulement apparemment, du moins si l’on se fie au récit de Ying Chen, et il en résultera un « malentendu », le médecin se trompant sur la véritable nature du révolutionnaire, qui aurait été plutôt un « empereur par tempérament et par éducation ». Ce destin cependant n’était guère prévisible à l’époque et cette fausse perception n’enlève rien par ailleurs à l’authenticité de l’engagement de Bethune qui demeure entièrement désintéressé.

Le pari de Bethune est par ailleurs mélancolique au sens où Daniel Bensaïd a décrit ce genre d’engagement. Il consiste à assumer ses choix et à faire son travail, avec conviction et résolution mais sans illusions. Et, dans son cas, avec le sentiment d’une certaine faillite sur le plan amoureux, ayant renoncé en partie à une femme en raison de son option révolutionnaire, drame personnel et secret qui revient le hanter périodiquement et rend son destin particulièrement pathétique. Ce qui n’entache en rien son héroïsme exemplaire.

Bousculer l’époque

Chacun à leur manière, les romans de Chen et de Mavrikakis signalent la nécessité, encore aujourd’hui, de rompre avec le monde actuel et sa logique mortifère. Les révolutions, dans leurs formes canoniques, ont échoué, mais cela ne prouve pas qu’elles étaient sans légitimité ou absurdes. Leurs insuccès mettent en lumière leurs contradictions et leurs limites, il faut donc les repenser et les réinventer sous d’autres formes et avec de nouveaux moyens.

C’est la tâche des générations qui montent : reprendre, prolonger les tentatives antérieures sur de nouvelles bases, mais dans la même visée d’émancipation pour tous et toutes, aujourd’hui, de survie de la planète elle-même dont l’échéance approche dangereusement. Si ces romans donnent une « leçon politique », c’est bien celle de cette urgence.

Thèmes de recherche Littérature, Histoire
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