De moins en moins spéciales !

No 46 - oct. / nov. 2012

Les lois spéciales

De moins en moins spéciales !

Yvan Perrier

L’adoption de lois spéciales, tant en provenance du gouvernement fédéral (pensons ici aux conflits de travail à Postes Canada et à Air Canada) que du gouvernement du Québec, a fait l’actualité ces derniers mois. Au Québec, le projet de loi 78 (devenu depuis Loi 12), adopté dans le cadre de la grève étudiante continue encore, au moment d’écrire cet article, à faire couler beaucoup d’encre. Qui l’eut cru ? Nous vivons supposément en démocratie. Dans une démocratie, les droits constitutionnels sont réputés être « inviolables » par le législateur. Et patati ! et patata ! Et pourtant…

Démocratie ou démocratie libérale ?

Reprenons. Nous vivons non pas dans une démocratie, mais bien plutôt dans une démocratie libérale. Dans ce genre de régime, les citoyens sont réputés jouir de droits et libertés qui figurent très haut dans un document intitulé Constitution. Hélas, ces droits et libertés ne sont pas des absolus. Les gouvernements ont toujours le pouvoir de faire adopter des lois qui auront pour effet de suspendre, pour une période plus ou moins longue, l’exercice de certaines « garanties » constitutionnelles. Les tribunaux seront appelés, éventuellement, à se prononcer sur le caractère légal ou non de la mesure législative spéciale adoptée par les parlementaires. À l’occasion, les juges pourront valider ou invalider la loi spéciale dans sa totalité ou en partie.

Il ne faut jamais oublier que les régimes démocratiques correspondent plutôt à des oligarchies libérales. L’État qu’on y retrouve est de type capitaliste. Cet État défend des intérêts bien particuliers. Devinez lesquels. Dans les faits, la minorité possédante dirige la majorité plus ou moins dépouillée. Les dirigeantes et dirigeants politiques sont loin d’être démunis quand vient le temps de suspendre l’exercice des droits et libertés de celles et ceux qui optent pour l’opposition de la rue. Disons-le crûment : l’État est détenteur du droit à la transgression du droit, rien de moins. Il en est ainsi en raison du fait qu’une loi, ordinaire comme spéciale et adoptée conformément à la procédure parlementaire, jouit d’une présomption de constitutionnalité. Seuls les tribunaux sont autorisés, par la suite, à invalider une loi. Les délais de contestation juridique des lois iniques sont très longs. Le déni de droit n’est pas que théorique dans une démocratie libérale.

Effectuons ici un retour historique et critique pour comprendre pourquoi des députés inféodés à un premier ministre sont en mesure de museler, en un rien de temps (moins de 24 heures), celles et ceux qui exercent des moyens de pression découlant de la liberté d’association.

Retour historique sur les lois spéciales

En mars 1943, la Loi des mesures de guerre est en vigueur au Canada. Le gouvernement fédéral est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer « la sécurité, l’ordre et le bien-être au pays  ». Rappelons qu’en raison de sa politique dite de « l’effort de guerre », il en profite pour étendre son pouvoir de juridiction sur environ 75 % des entreprises au Canada (dont le transport en commun à Montréal). En procédant ainsi, il s’arroge le droit de déterminer autoritairement les conditions de travail dans les industries qui sont associées à « l’effort de guerre ».

Le 29 mars 1943, les 3 000 personnes salariées des tramways de la ville de Montréal déclenchent une grève. Onze jours plus tard, le gouvernement fédéral met fin à ce mouvement en approuvant une loi spéciale proposée en urgence par le ministre fédéral du Travail, Humphrey Mitchell. Cette toute première loi spéciale a été votée alors que le droit de grève des salariéEs n’était pas encore balisé dans un code du travail.

Ce ne sera qu’en 1944 que les gouvernements d’Ottawa et de Québec adopteront un régime de négociation des rapports collectifs de travail encadrant bureaucratiquement la négociation collective et l’exercice du droit de grève. Depuis l’adoption d’un régime de libre contractualisation collective, il y a eu de nombreuses lois spéciales qui ont été adoptées autant par le gouvernement fédéral que de celui du gouvernement du Québec. Qui a été le premier gouvernement à adopter une telle loi depuis la mise en place d’un régime de libre contractualisation des rapports collectifs de travail ? Quel est le contenu de ces lois ?

Pour faire une histoire courte, disons que le tout premier gouvernement à s’être immiscé dans les relations de travail, en temps de paix, a été celui dirigé par le premier ministre Louis Saint-Laurent. En 1950, 130 000 travailleuses et travailleurs non itinérants du Canadien National et du Canadien Pacifique se mettent en grève pour obtenir la semaine de travail de 40 heures. Après une semaine d’arrêt de travail, le gouvernement fédéral casse le mouvement gréviste en adoptant une loi spéciale. Cette loi décrète le retour au travail sous peine de fortes amendes et d’emprisonnement. À défaut d’entente, dans les quinze jours suivant l’adoption de la loi, elle oblige les parties à se soumettre à l’arbitrage. La décision arbitrale donne raison aux grévistes qui verront leur semaine de travail passer de 48 à 44 heures en 1950 et à 40 heures en 1951.

C’est à partir des années soixante que ce genre d’intrusion autoritaire de la part du gouvernement (fédéral comme provincial) dans le champ des conflits de travail deviendra courant. Dans les faits, de 1950 à aujourd’hui, on compte autour de 90 lois spéciales adoptées par les deux paliers de gouvernement (38 du côté du gouvernement fédéral et une cinquantaine en provenance du gouvernement du Québec) en vue de mettre un terme à un conflit de travail.

Le contenu de ces lois

Les parlementaires fédéraux sont surtout intervenus dans les conflits de travail en lien avec la circulation des biens et des marchandises. Les parlementaires québécois, tout en étant très sensibles aux conflits qui se sont produits dans le secteur des transports, se sont surtout interposés à l’occasion des conflits de travail dans les secteurs public et parapublic.

Durant la décennie des années soixante-dix, les membres du Parlement fédéral ont adopté le plus grand nombre de lois spéciales, soit une douzaine.
Du côté du Parlement du Québec, les décennies des années soixante-dix et quatre-vingt ont donné lieu à l’adoption de 34 lois spéciales. C’est donc dire que les Trudeau, Bourassa et Lévesque n’ont pas hésité à associer fréquemment leur gouvernement à des lois qui avaient pour effet de nier les droits syndicaux. Soulignons que Lucien Bouchard, en cinq ans d’exercice du pouvoir, a opté à onze reprises pour la solution autoritaire lors de conflits de travail.

Les lois spéciales adoptées depuis 1999 (aux deux paliers de gouvernement) s’avèrent plus sévères que celles des années cinquante et soixante. Dans ces nouvelles lois spéciales, l’État-législateur, tout en voulant mettre un terme à un conflit, a cherché à neutraliser de manière étanche les syndiqués, les représentants syndicaux, les dirigeants syndicaux et même les personnes ou les groupes susceptibles de manifester leur solidarité aux personnes en conflit.

Retour critique sur les lois spéciales

Les membres de la classe politique (le premier ministre, les ministres, les leaders de l’opposition et les éditorialistes) ont, à l’occasion, une intolérance instantanée à l’endroit de ce qui bouge dans la société. Tout se passe comme si, pour ces personnes de l’élite du pouvoir, certaines causes sociales étaient d’emblée illégitimes. Pire, le souhait secret de celles et ceux qui décident à Ottawa ou à Québec semble être le suivant : que les moyens de résistance et de luttes des salariéEs syndiquéEs et des étudiantEs s’expriment de manière silencieuse, que les actions collectives ne se répercutent pas sur la prestation des services et surtout qu’il n’y ait aucune interruption de service. Puisqu’il en est ainsi, on comprend que l’exercice de la grève fait l’objet d’une étroite surveillance de la part du législateur.

Nous sommes loin de vivre dans un régime où les décisions des hommes et des femmes politiques visent à faire triompher l’idéal constitutionnel. Cet idéal n’est qu’une référence littéraire inscrite dans un texte décoratif. Dès que vous voudrez y donner forme, il y aura des politicienNEs, des juges, des personnes incarnant l’ordre pour s’interposer et bafouer vos droits. Les lois spéciales correspondent à une redoutable arme législative répressive entre les mains de celles et ceux qui exercent le pouvoir. Ces lois visent à annihiler la conflictualité sociale. Tout simplement.

Dans un régime de démocratie libérale, il faut éviter l’exagération ou les enflures verbales. Notre démocratie libérale ne correspond pas à un régime de pleine protection des droits et libertés constitutionnels. Les droits et les libertés ne sont hélas que provisoires. De plus, les personnes qui exercent le pouvoir ne sont pas toujours habitées par des valeurs de respect de la liberté d’association et de ses corollaires (le droit de négocier et le droit de faire la grève). Elles sont plutôt dans une position où elles peuvent déployer un rapport de force susceptible de jouer à leur avantage. Elles utilisent les institutions parlementaires en supposant que les tribunaux confirmeront le bien-fondé de leur loi spéciale. Spécial ? En effet.

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