Élections fédérales : une offre politique plus que décevante

No 80 - été 2019

Élections fédérales : une offre politique plus que décevante

Philippe Boudreau, Benoît Gaulin

D’abord, une tranche de vie toute contemporaine : un ami Facebook bien connu pour son allégeance souverainiste publie un statut dans lequel il annonce (« coup de théâtre » écrit-il) qu’il s’apprête à voter - pour une première fois de sa vie - pour le Parti libéral du Canada (PLC). Cette décision étonnante qui a suscité acquiescements mais aussi quelques commentaires acerbes, n’est pas sans nous intriguer et soulève de nombreuses questions pour toute observatrice ou tout observateur du champ politique québécois qui, à n’en pas douter, est en pleine transformation depuis quelques années. Petit bilan, donc, de quelques-unes de ces évolutions à la veille du rendez-vous électoral fédéral du 21 octobre prochain.

Le sociologue Pierre Bourdieu a défini le champ politique comme le « lieu où s’engendrent, dans la concurrence entre les agents qui s’y trouvent engagés, des produits politiques, problèmes, programmes, analyses et commentaires, concepts, événements, entre lesquels les citoyens ordinaires [sont] réduits au statut de consommateurs…  » Or, force est de constater que produits et programmes politiques, tout compte fait, se ressemblent passablement. Par exemple, sur l’axe fondamental gauche-droite, le positionnement des partis porte essentiellement sur une qualification du libéralisme. Exception faite du clivage sur la question de la laïcité au Québec, le « consommateur-électeur » se retrouve devant des partis sans véritable projet distinctif, ceux-ci promettant la « bonne gouvernance » et la gestion à court terme du monde-tel-qu’il-est. La campagne se déroule, plus que jamais, à coup de slogans vides et de mini-scandales formatés par des spécialistes de la communication. Tout cela nous éloigne évidemment d’une véritable conversation démocratique portant sur les nombreux enjeux collectifs contemporains qui nous interpellent pourtant.

Un bref tour d’horizon nous confirme cela facilement. À deux semaines du scrutin, on constate à quel point la campagne conservatrice est peu convaincante. Son chef souvent poussé dans les câbles, le Parti conservateur n’arrive pas à constituer une alternative crédible. De surcroît, la plupart de ses propositions n’intéressent pas le Québec. Le monarque Trudeau pourrait bien prolonger de quatre ans la durée de sa dynastie tant son principal adversaire est pathétique.

Et rendue de moins opératoire après deux échecs référendaires, la question nationale devient quelque peu marginale pour beaucoup de Québécois·es et c’est la question de la laïcité qui semble l’avoir remplacée à la faveur de la crise des accommodements raisonnables et plus, récemment, des débats autour de la Charte des valeurs du Parti québécois et du projet de loi 21 votée par le gouvernement québécois. De notre point de vue, puisqu’il n’entend surtout pas nous faire sortir de la fournaise identitaire, le Bloc québécois peut difficilement constituer une option. En agitant le hochet de la laïcité caquiste, le Bloc fait davantage que se montrer opportuniste : il nous éloigne du nationalisme d’émancipation et met hors-jeu la question nationale. En effet, il est difficile de remettre à l’ordre du jour la souveraineté quand les principaux partis l’ayant portée ont miné sa substance et sapé les conditions de la délibération sur notre destin collectif. Avec ce nationalisme de survivance, le discours bloquiste donne (malgré lui) un vernis progressiste au PLC. Comment reprocher à des souverainistes de mettre de côté le projet de pays et d’user de realpolitik le 21 octobre ?

Aussi, entendu le contexte marqué par la popularité de la « loi 21 » au Québec, on peut facilement faire (à regret) l’hypothèse que le turban de Jagmeet Singh plombe le Nouveau Parti démocratique, et postuler, en conséquence, que le Bloc québécois devient en quelque sorte la valeur refuge pour les caquistes et les péquistes « identitaires ». Ainsi, Trudeau fils cueille le vote (outre celui de sa clientèle traditionnelle des anglophones et des minorités culturelles) de plusieurs orphelins idéologiques, particulièrement celui des francophones pragmatiques qui ne se reconnaissent ni dans le discours conservateur et contradictoire du Bloc (ex. : « vert » mais « pas contre » le 3e lien à Québec) ni dans le brouillard idéologique du Parti vert qui ne sait s’il est de gauche ou de droite, pour ou contre l’avortement !

Une autre explication de la victoire probable du PLC le 21 octobre prochain tient au système lui-même. En renonçant à réformer le mode de scrutin, le gouvernement libéral s’est facilité la tâche afin de conserver le pouvoir et perpétuer le bipartisme. Avec lui, le Canada conserve les pires défauts du parlementarisme britannique et retarde la modernisation de ses institutions politiques. Tout doit être maintenu : le Sénat antidémocratique, la concentration du pouvoir dans les mains du premier ministre et de sa garde rapprochée, l’obligation de soumettre à la Couronne toute décision importante de l’exécutif ou du Parlement. Non seulement le Parti libéral a-t-il trahi une partie de sa base électorale en maintenant le scrutin majoritaire uninominal, mais il montre dans quelle mesure peut être ténu, sous sa gouverne, le potentiel de changement.

Engoncé dans ses vieilles traditions héritées de l’Empire, notre régime politique, conçu avant tout pour préserver les intérêts de l’élite, continuera vraisemblablement de profiter au PLC. Justin Trudeau et son entourage pourront poursuivre leur œuvre de nation building canadien. Au cœur de cette entreprise d’édification de l’appartenance, une conception radicalement libérale de l’identité politique, faisant du citoyen atomisé l’unité de base de la « nation » canadienne. Le PLC trudeauiste, avec sa défense d’un individualisme a-cuturel, a-social et a-politique, gommant toute notion de droits collectifs, n’a que faire des aspirations nationales des peuples autochtones ou du peuple québécois.

À la différence du père toutefois, le fils ne mise pas sur la joute constitutionnelle ou les grands jalons juridiques. On l’a vu depuis 2016, sa vision de l’unité canadienne est plus terre à terre, axée sur la satisfaction de puissants intérêts : hausse des exportations de pétrole albertain grâce au projet Trans Mountain, affinités avec le milieu des affaires de Bay Street, grossière tentative d’épargner un procès à la firme SNC-Lavalin, stimulation de l’activité économique dans toutes les régions du pays à grands renforts de déficits...

Enfin, revenons brièvement au coup de théâtre de notre ami Facebook et à son appui ouvert à Steven Guilbeault. On peut raisonnablement penser que cet ami fait partie de ces francophones pragmatiques qui votent souvent d’ailleurs moins pour le parti que pour « l’homme » comme on dit familièrement. A fortiori quand celui-ci bénéficie d’un capital symbolique lui-même amassé à partir de maintes interventions médiatiques portant sur une question « chaude » de l’actualité sociale et politique : ici, la question environnementale. Démonstration parfaite de l’autonomie toute relative du champ politique, traversé qu’il est par des logiques exogènes et des agents situés à l’extérieur de ses frontières plus que poreuses : journalistes, expert·e·s, lobbyistes, chroniqueurs·euses, etc. qui, entretenant des relations d’interdépendance plus ou moins lâches avec le champ politique, influent indubitablement sur la vie politique québécoise et canadienne.

Qui plus est, dans un contexte comme le nôtre, fortement marqué par le thème du réchauffement climatique qui s’est invité massivement dans la campagne (et dans les rues du centre-ville de Montréal le 27 septembre dernier), l’aura entourant notre Nicolas Hulot national est même en mesure de faire oublier à des électeurs souverainistes la longue tradition anti-Québec du PLC et, plus précisément, les nombreuses exactions de Trudeau père pendant son long règne : la loi des mesure de guerre, le rapatriement unilatéral de la constitution, les efforts pour faire échouer l’Accord du lac Meech, etc.

Conclusion

Le moins que l’on puisse dire est que cette fois-ci, le désarroi est grand chez les souverainistes progressistes. On vient de le constater, la pauvreté de l’offre politique n’est pas sans lien avec ce désarroi. De plus, à l’échelle canadienne, la gauche est en panne. Les mouvements sociaux au Canada sont fragmentés et sur la défensive. Le déploiement de leur action sur le terrain politique apparaît hors de portée tant leur faiblesse est patente. Et après des années de recentrage blairiste, le NPD est aujourd’hui isolé.

Au Québec, une partie de la gauche et du mouvement féministe s’est laissé séduire par les arguments à saveur identitaire. Résultat, les forces dites progressistes sont divisées plus que jamais. Sans compter l’indigence de la pensée souverainiste dominante caractérisée par son nouveau fétiche identitaire venant s’ajouter à celui de l’économie d’abord…

Contrairement à ce qui s’est passé au provincial il y a un an, le système partisan canadien restera inchangé le 21 octobre. Aucun réalignement électoral n’étant en vue, le duopole exercé par les partis existant depuis 152 ans se poursuivra de plus belle. En définitive, la question de l’urne ne sera ni l’urgence climatique, ni le droit à l’autodétermination des peuples fondateurs. Au Québec et chez les Premières Nations, l’appartenance à cet immense État néocolonial, dont l’économie carbure aux inégalités sociales et aux sables bitumineux, continuera longtemps d’être subie, à défaut d’être choisie.

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