Putain d’usine

No 15 - été 2006

Jean-Pierre Levaray

Putain d’usine

lu par Christian Brouillard

Christian Brouillard

Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Agone, Marseille, 2005.

Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille
 André Breton, Nadja

Si vous demandez à une personne que vous venez juste de rencontrer de se définir en quelques mots, on peut être sûr qu’elle commencera, dans neuf cas sur dix, à parler de l’emploi qu’elle occupe. Ou alors, en tant que sans-emploi, de cette absence de travail qui l’obsède. À croire que la vie humaine, dans sa richesse et sa complexité, se réduit à une seule activité, le travail salarié. Pour Jean Pierre Levaray, à la suite d’auteurs comme Paul Lafargue, cette obsession du travail chez les salariéEs conduit à un formidable appauvrissement (dans tous les sens du terme) de la condition humaine. Dans son livre Putain d’usine, il écrit sans ambages : « Le travail salarié, c’est la mort ».

Il faut dire que Levaray est bien placé pour proférer ainsi ce constat implacable. Travailleur depuis plus de trente ans dans une usine de produits chimiques de la région de Rouen, en France, il a consigné dans ses écrits l’univers quotidien d’un prolo d’industrie. Un univers d’abord marqué du sceau de l’ennui généré par un travail qui lui semble sans réelle signification et dont on peut questionner les finalités sociales, puisque l’entreprise où il bosse produit des composés chimiques très nocifs pour l’environnement. Un univers monotone mais qui est aussi traversé par le stress et la peur d’un accident toujours possible. Dans des pages saisissantes, Levaray décrit ainsi une explosion, dans un secteur de l’usine, qui causa la mort de deux travailleurs. Il décrit aussi ses réactions ambivalentes au moment de l’explosion de l’usine AZF, à Toulouse, en septembre 2001 et dont le bilan se monta à 30 morts et 2 242 blessés. Protéger son emploi, oui, mais à quel prix ?

Le côté mortifère du travail prend cependant, en général, des formes moins spectaculaires et plus insidieuses : maladies causées par la manipulation de produits toxiques, dépression, alcoolisme, suicides, etc.

Pourtant, malgré tout cela, la perte de l’emploi représente, pour la plupart des travailleurs et travailleuses, une véritable catastrophe, car elle entraîne pour ceux-ci une perte des repères sociaux et un saut dans l’inconnu. Levaray exprime bien cette ambivalence ouvrière, ce balancement entre le dégoût envers un boulot qui n’a pas de sens et la peur de la liberté encore que cette dernière risque, dans le système actuel, d’être vécue sous le signe de la misère et de la précarité…

Le tableau que brosse l’auteur est sombre mais il est, par moment, traversé de ces éclairs que représentent les temps de grève et les débrayages. Durant ces jours de lutte collective, il semble, à lire l’auteur, que la vie reprenne sens et que l’usine, lieu de mort et d’ennui, devienne, pour un instant, un forum de solidarité.

Un petit livre passionnant à lire, donc, ne serait-ce, et c’est l’un de ses grands mérites, que par le fait qu’il donne voix et corps à ce qui semble avoir disparu des discours officiels et des statistiques : les classes ouvrières.

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