L’épine Kurde

No 15 - été 2006

Turquie

L’épine Kurde

par Guertin Tremblay

Guertin Tremblay

Les récentes violences au Kurdistan turc nous rappellent que l’épineuse question kurde est loin d’être réglée. Après des années de politiques négationnistes et de répression brutale, Ankara vise désormais à rassurer ses voisins européens de sa bonne volonté envers ses populations minoritaires. L’adhésion inévitable de la Turquie au groupe des vingt-cinq devra néanmoins être justifiée par de profondes réformes, et les Kurdes réclament des mesures concrètes face au sous-développement de l’Anatolie orientale. L’armée, omniprésente dans les affaires de l’État en se proclamant l’unique garante du Kémalisme, observe attentivement les manœuvres du premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Rappelons tout d’abord les faits. Le 25 mars dernier, 14 militants kurdes furent tués dans la région de Diyarbarkir, au Kurdistan turc. Presque instantanément, d’importantes manifestations éclatent. Trois jours plus tard lors des funérailles des militants, la police ouvre le feu sur de jeunes kurdes qui leur lançaient des pierres. Bilan : trois morts. Les manifestations qui suivirent provoquèrent la mort de 13 autres personnes, dont 3 enfants, plusieurs blessés et des centaines d’emprisonnements. Alors que les principaux mouvements revendicateurs kurdes réclament une solution pacifique au conflit, alors que leurs demandes concernent la reconnaissance constitutionnelle de leur existence, de leur langue et de leur culture, le gouvernement turc continue sa politique répressive et négationniste qui caractérise la République depuis maintenant près d’un siècle. Voici un bref rappel historique.

La conscience nationale kurde se développa en Turquie durant la première moitié du XXe siècle, largement encouragée par les politiques des autorités gouvernementales. Ce fut sous le régime des Jeunes-Turcs (1908-1914) qu’elle connut ses premières manifestations. Groupe plutôt libéral à l’origine, mais qui se transforma peu à peu en une « clique ultranationaliste », ces derniers montrèrent beaucoup de rigidité à l’égard des populations non turques. L’idée du panturquisme montait en popularité, et tandis que les Arméniens subissaient les exactions et les atrocités des déportements, les Kurdes devaient être assimilés.

Ce même projet d’assimilation était au cœur des politiques de Mustafa Kemal « Atatürk » qui, à la suite de la guerre d’indépendance turque (1921-1922), établit une politique visant à restreindre les droits des Kurdes. Leur langue fut interdite et son utilisation, associée au séparatisme, était passible d’emprisonnement. On obligea les femmes et les hommes à adopter des noms turcs, tandis que le terme « Kurde » fut banni ; on utilisa désormais l’expression « Turcs des montagnes ». Le nombre de Kurdes victimes de déportations et de massacres entre 1925 et 1938 est estimé à 1,5 million [1].

Entre 1950 et 1980, la Turquie connut trois putschs. Les maigres gains obtenus sous les différents gouvernements au pouvoir entre ces putschs furent balayés à chaque fois et la répression augmenta. Les putschs de mai 1960 et de mars 1971 furent brutaux. Il y eut des milliers d’arrestations au Kurdistan. Les militaires adoptèrent des lois négationnistes, comme celle portant sur la « turquification » des noms des villes et villages kurdes. La répression augmenta, particulièrement contre les personnes pouvant représenter une menace à l’unité nationale turque (c’est-à-dire les Kurdes), et de violents « avertissements » furent émis à tous ceux qui pouvaient entretenir des idées d’indépendance.

Les militaires prirent le pouvoir lors d’un troisième Coup d’État en septembre 1980. Ils suspendirent la Constitution, démantelèrent les partis politiques, interdirent les formations syndicales, pourchassèrent les groupes extrémistes et censurèrent la presse. Beaucoup plus répressifs que les deux précédents, ils accentuèrent la destruction de villages kurdes et les déportations. Les assassinats d’intellectuels kurdes augmentèrent, plusieurs attribués à des mystérieux escadrons de la mort, tout comme les emprisonnements pour « délit d’opinion », touchant parfois des députés kurdes élus démocratiquement. La vie économique, sociale et culturelle du Kurdistan turc fut complètement détruite. La constitution adoptée en 1982 restreignait les droits des Kurdes, particulièrement concernant l’usage de la langue, tandis que le code pénal criminalisait toutes formes d’expression de « l’identité ethnique kurde. » [2]

L’élection de Turgut Özal en 1989 au poste de président de la République permit une timide ouverture à la question kurde. Le 27 janvier 1991, il abolit la loi interdisant leur langue, permettant la publication de journaux, de livres et de revues en kurde ; des partis « pro-kurdes » se formèrent. La répression continua toutefois malgré ces changements et elle s’accentua avec la mort de Özal en avril 1993. En juillet 1995, le gouvernement confirma la destruction de 2700 villages kurdes « pour des raisons de sécurité ». Le nombre de Kurdes déplacés depuis dix ans était alors estimé à plus de 4 millions.

Devant cette répression institutionnalisée, l’action militante des jeunes et des intellectuels s’organisa. Plusieurs groupes politiques kurdes de gauche et des mouvements syndicalistes furent fondés dans la clandestinité, dont le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978. L’interdiction de se regrouper sous des motifs régionalistes ajoutée à la forte opposition au Kémalisme encourageaient la population à se tourner vers ces formations. La lutte du PKK redoubla de violence à la suite du putsch de 1980 et se transforma officiellement en combat armé en août 1984. Considéré par plusieurs comme le début de la renaissance du mouvement national kurde en Turquie, ce combat attira la sympathie de milliers de femmes et d’hommes. Jamais un mouvement aussi large et durable n’avait embrasé la région, il permit certainement quelques avancées concernant les droits des Kurdes.

À la suite de l’arrestation de son chef, Abdullah Öcalan, en 1999, le PKK décréta un cessez-le-feu unilatéral qui dura jusqu’en juillet 2004. L’espoir d’une solution pacifique au conflit paraissait envisageable, mais devant le manque évident de bonne volonté du gouvernement turc, les positions kurdes se radicalisèrent à nouveau. Les activités militaires se poursuivirent et les bombardements de villages augmentèrent. Le 9 novembre 2005 à Semdinli, près de la frontière irakienne, une petite librairie, probablement affiliée au PKK, explosa sous les bombes blessant plusieurs civils kurdes. On découvrit plus tard que les auteurs du crime étaient des officiers de l’armée turque, lesquels furent reconnus coupables d’autres bombardements (17) faussement attribués à des militants kurdes. L’événement déclencha des manifestations dans la région et peut être considéré comme une cause importante des affrontements de mars-avril 2006.

Après avoir vu le rêve d’un Kurdistan autonome brisé lors de la signature du traité de Lausanne en 1923, les Kurdes perdirent leur indépendance culturelle au profit de nationalistes turcs et c’est pour retrouver celle-ci qu’ils se battent aujourd’hui. Actuellement, l’Anatolie orientale est fortement sous-développée. Il est toujours permis d’y parler et d’écrire en kurde, l’enseignement privé est toléré, mais le kurde reste interdit dans les écoles publiques. Les politiques d’Ankara visant à restreindre l’utilisation de cette langue ne permirent toutefois pas d’arriver aux résultats escomptés, puisque une forte proportion des Kurdes ne parlent toujours pas la « langue officielle » de la République. Les taux d’analphabétisme restent très élevés dans les villages éloignés. Après des années de répression négationniste combattues par des luttes meurtrières, les Kurdes réclament maintenant des changements radicaux.


[1Gérard Challiand (dir.), Les Kurdes et le Kurdistan, la question nationale kurde au Proche-Orient, Paris, Librairie François Maspero, 1980, p. 103.

[2Nader Entessar, Kurdish ethnonationalism, Colorado, Lynne Rienner Publish., 1992, p.

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