Femmes invisibles - Leurs mots contre la violence

No 29 - avril / mai 2009

Culture

Femmes invisibles - Leurs mots contre la violence

Entretien avec Smaïn Laacher

Mouloud Idir

Pour le sociologue Smaïn Laacher du Centre d’étude des mouvements sociaux de l’École des Hautes Études en Sciences sociales (CEMS-EHESS) de Paris, la réalité des violences domestiques faites aux femmes issues de l’immigration est escamotée par les débats polémiques sur l’islam et la laïcité. Dans un livre innovant qui fera date, Smaïn Laacher se penche sur ces « femmes invisibles » qui ont osé exposer publiquement des affaires privées et tues. Le sociologue a finement analysé les courriers que des femmes en souffrance ont adressés à deux associations : Voix de femmes (spécialiste des mariages forcés) et la très médiatique Ni putes ni soumises. On en dégage, dans cet entretien, quelques intuitions que le regard intellectuel et les pouvoirs publics devront méditer avec sérieux.

À bâbord ! : L’expression publique de la violence vécue par les femmes immigrées est à situer dans quel processus social à vos yeux ?

Smaïn Laacher : Cette expression publique du refus de la violence et de la demande de réparation en justice se situe dans une transformation lente et historiquement irréversible des relations qui ont prédominé pendant longtemps entre espace privé et espace public. Ces populations sont issues dans leur grande majorité de pays où l’espace public n’existe pas. J’entends l’espace public moderne comme un espace inappropriable par un sexe, par la police d’État ou une police des mœurs comme les États musulmans aiment à les entretenir. Nous sommes, pour le dire dans le langage de Michel Foucault, en présence d’une parrêsia, d’une parole prise en son nom propre, n’engageant que soi, un geste risqué pour dire la vérité à tous les détenteurs du pouvoir : époux, familles et institutions ; tous ceux qui prennent plus que l’apparence du maître, qui sont réellement ou symboliquement les maîtres du corps d’autrui. Ce qui est, est-il besoin de le rappeler, la figure antithétique de l’aliénation et de la passivité. Foucault dit : « quand il y a de la parrêsia, et que le maître est là - le maître qui est fou et qui veut imposer sa folie - que fait le parrèsiaste, que fait celui qui pratique la parrêsia  ? Eh bien justement il se lève, il se dresse, il prend la parole, il dit la vérité. Et contre la sottise, contre la folie, contre l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et par conséquent limiter par là la folie du maître. » Pour revenir à mon enquête, ce que cette parole de femmes dit contre le maître des lieux (l’époux violent ou les parents qui refusent toute autonomie de la volonté à leur fille en matière de choix matrimonial), c’est qu’ils ne sont pas ou plus seuls au monde : ils vivent dans une société, la société française, où le droit d’avoir des droits n’est pas une incongruité (une manière d’agir contraire au bon sens, ou même, autre définition possible, une chose sale impossible d’accomplir et de nommer aux yeux des autres), mais une réalité qui se matérialise, entre autres, sous la forme d’un choix en toute connaissance de cause entre plusieurs modèles de bonheur conjugal et de relations familiales.

À bâbord ! : En quoi cette énonciation peut-elle brouiller le regard traditionnel porté à l’égard de la « réalité immigrée » ?

S.L. : Le regard sur l’immigration reste fondamentalement traditionnel : moral (pour ne pas dire tristement moralisant) et sans effort théorique. Ce n’est pas toujours vrai, mais c’est encore vrai trop souvent. Ce que laissent apparaître ces lettres et les revendications qu’elles contiennent ce n’est pas seulement une expérience de la souffrance et de l’injustice, cette écriture sur soi et cette protestation presque publique invente le témoignage critique. Action dont on pensait qu’elles étaient dépourvues. Mais il importe de préciser la chose suivante, à mes yeux fondamentale d’un point de vue théorique et en termes de conséquences politiques. Ce témoignage critique ne se veut pas et ne se présente pas en tant que critique politique de la société (en tout cas pas directement), mais comme une critique des justifications qui maintiennent ces femmes dans une sorte de paralysie du jugement qu’atteste l’existence d’une violence et d’une « intimidation cognitive » répétées, que la société trop souvent refuse de voir ou a du mal à voir. Cette protestation à la fois privée et publique de femmes dont on dit qu’elles appartiennent non pas à un pays, à une société ou à une classe mais à des « cultures minoritaires », ou à des « minorités invisibles », dément la théorie du prolongement de l’appartenance à un groupe communautaire aux structures de notre personnalité. La violence qu’elles ont subie n’a pas été décrite ni réfléchie, à aucun moment, dans le langage mou et approximatif (et scientifiquement ravageur pour les sciences de l’immigration) de l’ « identité », de la « recherche d’identité » ou de la « recherche d’une identité » (il n’échappe à personne que lorsqu’il s’agit d’immigrées cette « identité » bien entendu ne peut être que « culturelle »). Tout le mal qu’elles ont dit du mal qu’on leur faisait, bien loin de se poser en termes de choix douloureux entre plusieurs alternatives (aller de rien pour finir quelque part), elles l’ont défini comme un nouveau pouvoir de décider elles-mêmes comment et à quelles conditions réordonner les différentes affiliations (au nombre toujours très limité) qui déterminent ce qu’elles ont et ce qu’elles sont. C’est dans ce processus qu’elles se constituent comme des sujets.

À bâbord ! : Justement, face aux débats idéologiques trop prégnants sur ce sujet, comment l’intellectuel en vous peut-il rendre justice à cette marche vers l’émancipation de ce groupe social constitué de la frange la plus marginale des femmes immigrées ?

S.L. : C’est une question difficile mais passionnante. Tout d’abord je voudrais, si vous me le permettez, rétablir la position sociale de ces femmes. Elles ne sont nullement « marginales », bien au contraire ce sont des femmes et des jeunes filles ordinaires, qui ont été scolarisées et normalement socialisées en France ou dans leur pays d’origine, et qui ont eu recours à la plainte, pour un grand nombre d’entre elles, pour mettre fin à leur affaire. Elles ne sont pas marginales ; elles ont été pendant trop longtemps des femmes de « l’ombre », des vies qui ne comptent pas, des vies infâmes, des vies de peu. Ce qui n’est pas la même chose. Je voudrais maintenant en venir directement à votre question qui renvoie à un enjeu fondamental : à quelle condition un événement public devient-il un problème politique digne d’un intérêt pour l’État, la nation et le droit ? Les lettres qui sont parvenues à Ni putes ni soumises et à Voix de femmes ont été envoyées pour être lues ; à charge pour ces deux associations de construire ces sollicitations en problèmes sociaux. Or, un très grand nombre de lettres (en fait la majorité) sont restées lettres mortes ; c’est-à-dire qu’elles ne sont pas allées au-delà du bureau sur lequel elles ont été déposées et… oubliées. Il fallut qu’un sociologue, votre serviteur en l’occurrence, passe par là pour se demander mais qu’est-ce que c’est que ces lettres, qui les a envoyées et surtout pourquoi écrire sa plainte ? La question se pose donc de savoir quelle est la force et l’utilité sociale de ces associations dans leur aide aux victimes de toute sorte. Bien entendu, elles sont utiles, absolument nécessaires, mais ni elles ni l’État ni ses institutions n’ont eu le pouvoir ou la capacité sociale et symbolique de transformer un événement personnel en un événement public puis un événement public en un problème politique nécessitant la recherche d’une solution nationale. Peut-être que c’est là que se situe l’utilité sociale de l’intellectuel : transporter dans l’espace public des « problèmes » qui apparaissent mineurs aux yeux des politiques et contribuer, avec d’autres, à les construire comme une question sociale aussi contemporaine et aussi fondamentale que la crise économique et financière ou la montée du chômage, la revalorisation des retraites, etc.

À bâbord ! : Dans votre enquête, décelez-vous des exemples pouvant laisser concevoir une idée de « bonheur » ou d’épanouissement personnel en dehors de la « normativité familiale » et du couple classique ? Après tout, le destin d’une femme n’est pas d’être mère ! Est-ce une fausse question s’agissant de ce débat ?

S.L. : Votre remarque est tout à fait pertinente. Mais il faut s’entendre sur la notion de bonheur. Tout d’abord la sociologie ne travaille pas sur le bonheur et par conséquent n’a jamais essayé de le théoriser. Le « bonheur » dont il est question dans le courrier et les entretiens, mais qui n’est jamais présenté par les rédactrices et les interviewées comme une revendication (explicite) du bonheur, n’est nullement un état durable de satisfaction et d’absence de souffrance ou d’inquiétude ou de conflit. Ces femmes ne parlent pas de bonheur sur l’air inspiré comme si elles n’avaient rien d’autre à faire. Elles parlent du bonheur au sens étymologique, c’est-à-dire de bonne fortune : ce qui leur arrive est mal et ça fait mal mais ce mal n’est pas inscrit dans la nature, il ne va pas ou il ne va plus de soi ; il pourrait leur arriver aussi quelque chose de bien qui remplacerait le mal (une « bonne fortune », c’est-à-dire le bonheur). Ces femmes et ces jeunes filles vivent dans une société où le modèle dominant, dans le registre conjugal et familial, est le modèle de l’individualisme bourgeois et démocratique : on choisit, sa personne vaut toutes les autres personnes, le monde se structure autour de sa personne, ses désirs, ses souffrances sociales insupportables, etc. Ce qui est dévalorisé dans ce modèle, c’est la contrainte collective en matière de goûts et de choix. Ce qui prédomine, c’est l’impérialisme du moi. J’exagère à peine. Mais ce n’est pas ce modèle qui est prédominant dans les classes populaires et donc dans les populations immigrées ou d’origine immigrée. Dans ces populations, ce qui prédomine, pour le dire rapidement, c’est le foyer (la maison, la demeure, la famille, etc.) en ce qu’il permet la réparation et la solidarité effective mais aussi en ce qu’il doit aussi permettre la symétrisation des droits et des devoirs entre les femmes et les hommes. Ce que veulent ces jeunes filles et ces femmes immigrées ou d’origine immigrée, c’est l’émancipation sociale par le droit au sein de la famille et du couple, c’est exactement ce que revendiquaient les femmes françaises issues des classes populaires 30 ans auparavant.

À bâbord ! : Vous interpellez aussi la discipline sociologique. Vous dites globalement qu’il faut cesser de poser les violences faites aux femmes étrangères dans le paradigme de l’intégration pour celui, plus opératoire à vos yeux, de la domination. Quelle est ici la portée heuristique ?

S.L. : Les sciences sociales, et plus particulièrement la recherche féministe, si elles ont indéniablement contribué à une compréhension plus grande et plus fine des mécanismes de production et de reproduction des pratiques discriminatoires, de violence et d’exploitation à l’égard des femmes, seraient politiquement plus efficaces, lorsqu’il s’agit d’immigration et de leurs descendants, si elles entreprenaient quelques modifications paradigmatiques radicales. Un des changements majeurs serait de cesser de penser cette question de la violence faite aux femmes dans les univers populaires immigrés non en termes d’« intégration », de « racisme », de « victime du racisme et du machisme », mais en terme infiniment plus opératoire de domination. Non pas la domination entendue comme entité hautement stabilisée, ou comme structure permanente se reproduisant à l’identique à l’abri des épreuves. Mais une domination qui s’inscrit et structure des univers dont l’une des caractéristiques est non pas leur immutabilité mais leur changement. Il faut déplacer la direction du regard sociologique afin de décrire et d’écrire sociologiquement non pas l’immigration, qui est un terme réducteur, mais la société telle qu’elle est, et dans cette société non pas la condition des immigrés mais bien plutôt de personnes douées d’une faculté d’action, bref comme des acteurs. Ces hommes et femmes, même si leur pouvoir est en ce domaine très inégal, parlent et agissent au travers de dispositifs communs et, comme les dominants, ils sont capables d’expression et d’opposition. Aussi, lorsqu’il s’agit d’immigrés ou de leurs descendants en terre d’immigration, il n’y a pas plus erroné que de croire que leur domination résulte exclusivement de l’existence d’un pouvoir uniforme venant d’en haut (l’État étant la plus haute des plus hautes instances de pouvoir) et s’exerçant uniformément sur eux. L’exercice du pouvoir avec tous ses effets pratiques peut sans difficulté aucune se repérer dans d’innombrables espaces où se nouent des relations inégalitaires et des rapports de violence. C’est particulièrement vrai et visible dans les espaces privés, et dans une moindre mesure, dans l’espace public. Les femmes en savent quelque chose. Mieux que de supposées grandes vérités discursives sur « l’État xénophobe », une science des bouleversements historiques et personnelles, c’est-à-dire une mise en question sur le sens même de l’existence (impliquant une réévaluation de sa vision et de son rapport pratique au temps, à la violence, au pouvoir, à son identité sexuelle, etc.) laisse apparaître au sein de groupes sociaux ou de communautés nationales une reformulation des normes et des interdits traditionnels qui, sur un temps court, permet de comprendre et d’analyser comment des épreuves transforment nécessairement les personnes qui les ont vécues.

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