Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante »

No 29 - avril / mai 2009

Luc Boltanski

Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante »

Eve Martin Jalbert

Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production
de l’idéologie dominante »
, Paris, Demopolis, 2008, 189 p.

Le prétexte à l’origine de ce livre – la publication récente en monographie de l’article « La production de l’idéologie dominante » que Boltanski cosignait avec Pierre Bourdieu en 1976 – sert surtout à mettre en lumière le changement d’époque et l’évolution du capitalisme, tant sur le plan des formes de production, de ses relations avec l’État que sur le plan des discours. Pour ce faire, le sociologue reprend certaines idées fort éclairantes développées avec Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999) : complexification des rapports de domination ; individualisation des conditions d’emploi ; démantèlement des dispositifs favorisant les regroupements collectifs, la mobilisation et la protestation ; disparition de la référence aux classes sociales antagoniques ; impératif de changement comme élément idéologique du « conservatisme progressiste » ; réduction de la politique à la « gestion stratégique de l’information (pour ne pas dire de la propagande) » et à « une sorte de médecine palliative » ; pouvoir des expert·es issu·es notamment des sciences humaines.

Plusieurs idées font apparaître que l’efficacité du système tient à son pouvoir de dissimulation et qu’il devient difficile d’identifier ses mécanismes. Manière de réserver à quelques-uns la capacité de percevoir les formes de domination et les procédures idéologiques qui les masquent. Dire la réalité, écrit Boltanski, « a pour effet d’établir la possibilité d’une extériorité » – « car aucun phénomène ne peut être décrit si l’on se tient entièrement à l’intérieur du cadre qui le soutient » – et se placer dans une telle position d’extériorité rend possible la description analytique de la réalité. Le cercle du raisonnement ne se referme pas complètement : dévoiler la réalité, ce serait la rendre inacceptable et partant « faire surgir la possibilité que le présent soit autre qu’il n’est ». C’est ainsi qu’on réserve au savant plusieurs privilèges : le privilège de l’extériorité accompagnant le privilège d’un savoir disant ce que les personnes qui vivent les phénomènes de l’intérieur, «  souvent dans la souffrance », ne peuvent pas dire ou même percevoir ; le privilège aussi de l’action consistant à rendre visibles les « possibles latéraux » que « la représentation idéologique vise précisément à rendre invisibles ». Cette spirale installe le sociologue sur le trône de l’avant-garde éclairée apte à nous dire la réalité (celle de l’aliénation surtout) et à faire surgir les possibilités de sa contestation. On retrouve là intacte la vieille idée de l’inégalité des compétences à comprendre le monde qui, lui, ne cesserait pas de changer.

Il est heureux que la sociologie de Boltanski vise à irréconcilier avec un monde qu’elle juge inacceptable, comme un grand nombre. Mais il n’est pas certain qu’un degré supplémentaire d’« extériorité » ou de savoir propre à la profession scientifique suffise à postuler ce qui fait l’acceptabilité et l’inacceptabilité de telle réalité ou à nous amener à nous engager dans une action visant sa transformation. Sans doute faut-il le relais d’autre chose qui n’a rien à voir avec un savoir ou une compétence appartenant à certain·es et non à d’autres : quelque chose comme un sentiment de l’inacceptable, capable de structurer à la fois notre rapport au monde, le savoir que nous nous construisons sur lui, l’idée que nous nous faisons de notre rôle en son sein et le sens qu’il y a à faire telle chose plutôt que telle autre. Le titre de l’ouvrage aurait ainsi pu être un programme indistinctement intellectuel et politique, faisant du sentiment de l’inacceptable la cause d’un usage critique de la sociologie plutôt que l’effet de sa « vocation » critique. Cela aurait peut-être supposé que le savant dise qu’il n’y a pas de voie directe et privilégiée qui mène du savoir sur la réalité à l’affirmation de son inacceptabilité. Cela aurait également supposé d’abandonner un trône reconquis chaque fois qu’on puise dans le modèle scientifique les conditions de sa propre légitimité et de ses privilèges.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème