Dossier : Le Saint-Laurent en (...)

Comment faire du fleuve une zone de guerre

Les bombes flottantes du projet Rabaska

Gaston Cadrin

Penser établir un port méthanier sur un fleuve difficile à naviguer, englacé cinq mois par année et situé à Lévis à plus de 1 200 km de l’Atlantique, s’avère un projet des plus téméraires. Cette éventualité de voir circuler des méthaniers suscite craintes et inquiétudes, notamment sur le plan de la coexistence de ce transporteur avec les autres trafics et pour l’avenir économique de la voie fluviale.

Tous les professionnels de la navigation et les plaisanciers reconnaissent que le Saint-Laurent est l’un des fleuves les plus difficiles à naviguer au monde. Le tronçon entre Les Escoumins et Québec (129 miles nautiques ou 224 km) est également considéré comme un des secteurs les plus imprévisibles pour la navigation. Selon la Garde côtière canadienne, « le changement des courants à toutes les heures et de vélocité diverse [1] » auquel s’ajoutent des variations météorologiques souvent subites (vents, brouillards, brume), plusieurs secteurs de hauts-fonds et la présence de glaces cinq mois par an posent de nombreuses difficultés aux navires se dirigeant en amont ou en aval.

À cela s’ajoute un passage dans la Traverse du Nord : une section de 32 km, étroite de 305 m et d’une profondeur de 12,5 m. Elle est située entre la pointe d’Alliance et la pointe Saint-Jean devant l’île d’Orléans. Le tirant d’eau des méthaniers, c’est-à-dire l’espace nécessaire pour pouvoir circuler dans le chenal du fleuve, est de 14,3 m. En incluant les marges de sécurité, le méthanier devra absolument bénéficier d’une marée montante pour franchir cette section du fleuve.

De plus, cette section est soumise à des courants de marée d’une force de 3,5 nœuds (6,5 km/h) au baissant et de 3,0 nœuds (5,5 km/h) au montant, sans compter les événements de brouillard et de brume sporadiques. Le tout dans un couloir fluvial très achalandé accueillant environ 7 000 navires par année.

Le terminal le plus dangereux au monde

Le terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) Rabaska serait localisé dans le carrefour maritime de Québec où convergent navires marchands de plus en plus gros, des bateaux de croisière de plus en plus nombreux et pour lesquels on compte jusqu’à 100 accostages par saison, en plus des embarcations de plaisance que l’on chiffre à 1 500 usagers locaux répartis dans les sept marinas situées entre le quai de Berthier et la rivière Chaudière. Et à cela s’ajoutent les plaisanciers étrangers venant nous rendre visite.

Remonter un méthanier, sur un fleuve à l’humeur changeante, à destination d’un terminal localisé aussi loin de la mer, constitue une opération des plus risquées, particulièrement en raison de la nature de la cargaison. Selon Jean Lemonnier de Gaz de France (GDF), aucun terminal méthanier n’existe présentement, ailleurs dans le monde, à l’intérieur d’un fleuve englacé [2]. Généralement, les ports méthaniers se situent en bordure de mer où à une faible distance de celle-ci. Par ailleurs, ces plans d’eau ne présentent pas des difficultés équivalentes au Saint-Laurent.

En raison des caractéristiques de son milieu naturel ou de facteurs techniques et humains, le tronçon fluvial entre Québec et l’île aux Coudres comptabilise de nombreux accidents ou incidents maritimes. Selon, Denis Latrémouille, ex-directeur de la sécurité maritime à Transports Canada pour la région du Québec, « il y a déjà suffisamment de risques d’accidents dans ce secteur fluvial sans qu’on en rajoute avec un transporteur de produits dangereux qui accosterait sa cargaison dans un secteur sinueux du fleuve où les piliers hydroélectriques constituent déjà une contrainte supplémentaire à celles déjà existantes, sans compter les difficultés de navigation liées à la présence importante des glaces [3]. »

Pour la Corporation des pilotes du Bas-Saint-Laurent qui a défendu le projet aux côtés des promoteurs de Rabaska (Gaz Métropolitain, Enbridge et GDF) après avoir obtenu un contrat de simulation du passage des méthaniers entre les Escoumins et la jetée Rabaska, il n’y a aucun problème. Mais, ces extrapolations informatisées ne tiennent pas compte du comportement d’un méthanier dans des conditions hivernales et minimisent les risques reliés aux facteurs humains et à la présence de navires en mauvais état, ces «  minounes de mer » qui sillonnent déjà le Saint-Laurent.

Un fleuve miné

Dans le contexte où le transport maritime connaîtra une forte croissance dans les prochaines décennies, notamment du fait qu’il est soi-disant moins générateur de gaz à effet de serre, il devient encore plus important de ne pas insérer des méthaniers, de véritables bombes flottantes, dans l’axe fluvial. Les promoteurs reconnaissent eux-mêmes les contraintes liées à ces méthaniers : une navigation à sens unique dans la Traverse du Nord lorsque ceux-ci sont remplis de gaz naturel liquéfié, le contrôle de la navigation lors des manoeuvres d’accostage et d’ancrage du navire dans les zones de mouillage en condition de vents forts. Et à cela, il faut ajouter toutes les mesures de sécurité et de distances à respecter pour les autre navires s’approchant du méthanier.

Les contraintes de navigation pour les autres transporteurs découlent des risques inhérents au GNL, une substance inflammable et explosive. Selon le physicien et consultant Pierre Langlois, auteur de plusieurs livres dans le domaine de l’énergie, le contenu d’un méthanier dont la cargaison atteint 160 000 m3 de gaz représente l’équivalent en énergie de 70 à 80 bombes de la force de celle larguée sur Hiroshima en 1945. De plus, comme le volume du gaz naturel est réduit de 600 fois par sa liquéfaction, un seul méthanier dans le Saint-Laurent pourra transporter une charge équivalente à ce que 600 méthaniers peuvent transporter de cet hydrocarbure lorsqu’il se présente sous forme gazeuse, c’est-à-dire sous une forme prête à être consommée.

Un impact majeur sur deux kilomètres de diamètre

Comme le souligne l’expert états-unien Jerry Havens, ingénieur chimique et professeur à l’Université d’Arkansas, les risques liés au transport du gaz naturel liquéfié par les méthaniers sont l’inflammation de ce gaz. Un danger qui peut provoquer : « un feu atteignant près d’un kilomètre de circonférence, radiant une chaleur suffisante pour brûler une personne située à deux kilomètres de distance. Le nuage de vapeurs nocives peut s’étendre sur un diamètre de trois kilomètres. Les risques de danger sont suffisants pour motiver une décision d’installer de telles infrastructures loin des populations. Et comme la menace est située sur un bateau-citerne, cette distance de sécurité se déplace avec lui. La zone de danger vogue avec le navire [4]. »

Contrairement aux affirmations des promoteurs du projet Rabaska, il est faux de prétendre que les méthaniers sont des navires comme les autres. Si c’était le cas, dans l’État de New-York on ne prévoirait pas appliquer une zone tampon d’un rayon de 1 107 m autour de la plate-forme de GNL qui est située dans la baie de Long Island et dont la construction est projetée par la compagnie Broadwater. On ne prendrait pas non plus la précaution d’une distance latérale séparatrice de 686 m entre le méthanier et les autres navires [5]. S’il n’y avait aucun danger, on permettrait alors aux méthaniers de croiser les autres navires dans la Traverse du Nord, comme on le fait présentement pour tous les autres navires, y compris les pétroliers géants.

De plus, le projet de Rabaska sur le plan maritime ne suit pas les prescriptions recommandées par une organisation indépendante et reconnue internationalement en la matière, la « Society of International Gas Tanker and Terminal Operators » (SIGTTO). Cette organisation recommande de localiser les terminaux méthaniers loin des routes maritimes achalandées et en retrait des zones de déplacement des navires à grand gabarit et des navires de croisière. Transports Canada reprend en principe les mêmes prescriptions lorsqu’il écrit qu’il faudrait « construire le terminal dans un endroit éloigné ou à l’écart d’agglomérations urbaines ou de banlieues et faire passer les navires loin des routes maritimes principales [6]. »

C’est en tenant compte des tendances actuelles et du contexte de l’avenir qu’il faut analyser la pertinence et les contraintes pouvant découler de l’établissement d’un port méthanier en aval de cette artère fluviale très fréquentée menant au cœur des activités économiques du continent. «  La voie navigable du Saint-Laurent est une artère commerciale des plus stratégiques qui relie le Québec, l’Ontario, huit États américains, 65 ports par lesquels transitent plus de 250 millions de tonnes de cargaison annuellement [7]. » Pour le géographe français Jean-Claude Lasserre, expert des transports maritimes et plus particulièrement du Saint-Laurent, un tel risque « serait une catastrophe non seulement pour la navigation de croisière, mais aussi pour le transport de marchandises par voie d’eau (vrac et conteneurs)Courriel de Jean-Claude Lasserre à Gaston Cadrin, le 7 août 2006.
La lutte citoyenne se poursuit avec le Collectif Stop au méthanier (COSAM) regroupant plus de 25 organismes environnementaux du Québec. http://stopaumethanier.acio.qc.ca]]. »

Déjà, le Saint-Laurent encourt d’énormes risques, notamment avec des pétroliers de plus en plus nombreux qui naviguent vers la raffinerie d’Ultramar. Parce qu’ils sont trop gros, ils doivent franchir la Traverse du Nord seulement dans des conditions de marée haute. Pourquoi, et pour qui, faudrait-il amplifier les risques et les contraintes de navigation avec des navires transportant maintenant une substance inflammable et explosive ?

Étonnamment, malgré tous ces aspects réfractaires à l’implantation du terminal de gaz naturel liquéfié Rabaska, les gouvernements ont accordé leur autorisation à un tel projet. Quel espoir avons-nous de stopper la venue de ces bombes flottantes sur le territoire québécois ? Le contexte économique actuel et des approvisionnements plus que douteux en provenance du monopole russe Gazprom. Ainsi on verra peut-être un naufrage... mais celui d’un projet qui n’aurait jamais dû naître.

Collectif Stop au méthanier


[1Garde côtière canadienne, Instructions nautiques.

[2Communication personnelle, séance d’information de Rabaska, du 29 septembre 2004.

[3Communiqué de presse de l’Association de l’île d’Orléans contre le port méthanier, « Rabaska, une contrainte majeure pour la navigation commerciale, l’industrie des croisières et le nautisme », le 22 novembre 2005, p. 4.

[4Journal The Daily Astorian, « LNG expert warns of half-mile-wide fire », par Kate Ramsayer, 16 août 2005. (Traduction À Babord !)

[5U.S. Departement of Homeland Security and United States Coast Guard, « U.S. Coast Guard Captain of the Port Long Island Sound Waterways Suitability Report for the proposed Broadwater Liquefied Gaz Facility », september 21, 2006, p. 161.

[6Transports Canada, Analyse des risques et méthodes visant à les réduire. Processus d’examen TERMPOL, 2001, chapitre 3.15.

[7L’Action nationale, « Port méthanier sur le Saint-Laurent, un risque pour l’économie du Québec, » par Pierre-Paul Sénéchal, Volume XCVI, numéro 6, juin 2006, 46-81.

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