Le corps de la lettre

No 81 - novembre 2019

Littérature

Le corps de la lettre

Michel Nareau

Les narratrices de Karine Rosso, de Catherine Mavrikakis et de Lucille Ryckebusch sont contraintes dans leur corps (par les injonctions à la beauté, par l’enfermement, par la maladie). Elles cherchent cependant à reprendre possession d’elles-mêmes en dialoguant chacune avec des autrices libératrices (Nelly Arcan, Anne Frank, Virginia Woolf). Il en résulte des œuvres capables d’exprimer une vulnérabilité émancipatrice.

Le privé est politique. Ce slogan a une longue vie dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Pourtant, l’écriture du corps, qui questionne justement la portée sociale de l’intime, du privé, est souvent associée, hélas de manière péjorative, au mineur, à l’anecdotique, au témoignage, à l’individualisme. Le fait de camper des personnages confrontés aux regards des autres, limités dans leurs gestes ou diminués par un corps défaillant semble trop souvent avoir pour effet de restreindre la valeur ou la portée de la perspective posée. Ces trois écrivaines, de par la richesse du lien qu’elles établissent justement entre l’expérience précaire de leur narratrice et leur désir de s’émanciper avec l’autre, réussissent à donner une ampleur à ces corps souffrants, une certaine solidarité énonciative de la vulnérabilité.

S’adresser à l’aînée

Karine Rosso, dans Mon ennemi Nelly (Hamac, 2019), n’écrit pas un livre sur Nelly Arcan ; sa narratrice s’adresse plutôt à elle, en la mettant à distance et à témoin, pour se dire, pour lui avouer sa fascination certes, mais surtout ce qui s’agite en elle, les clivages qui la travaillent, qui lui lancent des injonctions contradictoires. S’adresser à l’aînée, celle qui a ouvert une voix dans la confession, sans tabous, c’est accéder aux mots de l’autre et les ajouter à sa voix, pour que celle-ci puisse sourdre, dans ses rages, ses doutes et ses secrets. Nelly est là pour faire parler, dans une familiarité obsédante, presque dangereuse par moments.

La narratrice de Rosso revient d’un séjour de quatre ans en Amérique latine dans lequel la vie sur la route, les rencontres fortuites et les découvertes ont changé radicalement son regard sur son héritage latino. Réinstallée à Montréal, ballotée entre sa famille colombienne qui réitère pour elle des canons de beauté et l’existence libre qu’elle s’est construite avec Leo, elle redécouvre sa ville natale à partir d’un héritage clivé. Nelly – sa présence obsédante, les échos qu’elle en entend lors de fêtes, d’événements publics – viendra se loger dans cette faille. Si la séduction, le regard des hommes, les jeux de pouvoir liés à la sexualité participaient du piège qui se refermait sur Arcan, c’est autant cette injonction à une beauté normée qui assaille la narratrice que ce que ces normes révèlent de ses origines culturelles. C’est en témoignant de ce mal qui la ronge que celle-ci parvient à analyser sa place dans le bunker (l’UQAM) où elle a l’impression de sombrer, de se perdre dans les dédales d’un savoir qui lui échappe. À la figure tutélaire d’Arcan, elle ajoutera un deuxième repère, Ernesto Sabato, écrivain argentin qui lui fournit une lucidité pour affronter son Minotaure.

La narratrice est souvent dans une position de retrait. Elle regarde, commente, analyse, est séduite, mais elle n’agit pas d’emblée. Cette position est soulignée aussi par les prolepses qui anticipent les drames à venir, les chutes déterminées d’avance. Les détails prennent alors force d’oracles, où une menace pèse constamment sur la narratrice. L’écriture tisse la toile de cette difficulté à vivre clivée, avec une réelle précision qui se dédouble dans l’entreprise d’autoanalyse de la narratrice d’Arcan.

Rosso écrit la cassure, le corps amenuisé par un esprit qui perd pied parce que les injonctions de la mode et des regards enfouissent la narratrice dans les combles du bunker, dans l’obsession qu’elle partage avec Sabato, Victor-Lévy Beaulieu et Arcan, comme examen du mal en elle et en sa société (de la consommation du corps comme du reste). Cette cassure est anticipée, présentée comme une fatalité, voire un châtiment, et le récit de l’étudiante consiste précisément à faire advenir ce dernier par les mots, en liant son expérience (maternité, relation amoureuse, faim infinie, perte d’êtres chers) à la parole d’autrui, lue comme un Évangile en négatif. Une suite de hasards trame les détails de cette chute annoncée, comme si la structure du texte consistait en somme à révéler ce qui est déjà entendu en soi, mais repoussé par les artifices de la vie ordinaire : le vide qui sommeille en soi, qu’on retrouve chez l’autre, qui fascine et défait en même temps. Il n’y a pas de grande sortie du drame dans ce roman, si ce n’est dans la capacité à détailler la chute, comme un temps à repousser par l’effort de l’adresse à l’autre.

Habiter l’enfermement

Dans L’annexe (Héliotrope, 2019), Anna, la narratrice de Mavrikakis, est une tueuse à gages qui travaille pour une organisation nommée l’Agathos. Après une longue et difficile mission qui lui a demandé de vivre quelques années auprès de ses cibles, elle effectue son périple annuel au musée d’Anne Frank, situé à Amsterdam, dans l’annexe où la jeune adolescente a dû se cacher et dont elle rapporte le quotidien dans son journal. À sa sortie, Anna est suivie : elle a donc été repérée. Elle devra se cacher, et l’organisation met en place un plan d’exfiltration isolant la narratrice dans un bunker qu’elle suppose à Montréal, ville de souvenirs liés à ses grands-parents.

L’essentiel du récit se situe dans cette annexe qui lui sauve momentanément la vie (le temps où elle apparaîtra encore utile à l’Agathos), tout en l’enfermant avec d’autres employés problématiques. Elle est accueillie par Célestino qui réveille en elle, par son bavardage cultivé, une vieille passion pour la littérature. Confinée à un espace clos, labyrinthique, entourée d’individus pédants, inapte à la vie imposée par cette réclusion forcée, Anna cherche son identité en ce lieu, grâce à la littérature. Celle qui devait se mouvoir entre plusieurs identités pour approcher ses victimes, celle qui avait compris une leçon en lisant Anne Frank (« Et j’en étais arrivée à une conclusion absurde qui entretient peu de liens avec la vie des Frank : il reste terrible d’avoir un lieu à soi… On finit par y étouffer. Quoi qu’il arrive, l’appartenance à un espace, à un bout de terre ou à un petit appartement est néfaste »), en viendra à se cerner en cherchant quel personnage elle joue dans cette fable/farce dont elle ne tire aucune ficelle.

Anna est une narratrice lucide, aux aguets, qui filtre la vie bancale de l’annexe par le biais de la littérature, les autres employés devenant des personnages de fiction, en vertu de leurs comportements, de leurs paroles ou de leurs postures qui lui rappellent tels protagonistes d’Igor Tourgueniev, de Gustave Flaubert, de Marcel Proust, etc. Avec cette écriture qui maîtrise la répétition, la reprise d’une idée fixe, ses développements, ses précisions et rectifications, Mavrikakis propose une narratrice capable de jouer avec la situation d’enfermement tout en étant sur le qui-vive, susceptible dès lors de déjouer les intrigues qui pourraient la tuer. C’est surtout en référant à sa propre situation par le biais du puissant roman Le baiser de la femme-araignée de l’Argentin Manuel Puig (où deux détenus partagent une cellule alors que l’un se sert de leur amitié pour soutirer une confession au second) qu’elle comprend la force d’analogie de la littérature : le récit comme puissance de scénarios potentiels auxquels se référer afin d’éviter la mort, comme option pour valider son propre rayon d’action, comme imagination pour sortir de l’enfermement physique, mais aussi, le récit comme menace, quand on se soumet à la fatalité d’une histoire à la conclusion figée. L’annexe, en ce sens, est un roman habile pour ouvrir un autre cadre référentiel, avec Frank, avec Puig, qui assure à la narratrice des stratégies de contournement de la stase qu’est l’enfermement.

Ouvrir de l’intérieur le temps de la perte

Comme chez Rosso, la narratrice de Lucille Ryckebusch structure son roman, Le sang des pierres (Le Quartanier, 2019), autour de l’adresse : cette fois, Jeanne écrit à l’ancien amoureux, moins pour se situer par rapport à lui que pour sortir son histoire de la solitude, pour dire la maladie qu’elle a subie. Il en résulte une voix forte, un roman maîtrisé, à la structure originale en panneaux, où de courtes sections encadrent deux événements plus longuement décrits (une opération d’urgence et un séjour à Cape Cod avec l’ex) dont la remémoration permet de nommer autant une colère qu’une perte.

Après une première rupture avec l’ex, Jeanne commence à avoir des hémorragies utérines à répétition, qui la mènent, affaiblie et angoissée, aux urgences. En décrivant comment Jeanne, l’enseignante de littérature, mère de deux enfants, compose avec ce corps malade, avec les crises, puis l’opération qu’il provoque, en racontant la place que l’amoureux reprend dans son existence, et la solitude qui l’accompagne, Ryckebusch dévoile une expérience autant de la perte qui concerne l’intimité du corps, de la sexualité, avec les doutes que la maladie soulève quant à la maternité, qu’une autre de l’expérience médicale violente, où les organes génitaux n’appartiennent plus tout à fait à la narratrice lors des interventions et des visites des professionnels de la santé. Si le récit n’était que cette description précise, magnifiquement écrite, d’un drame intime, il serait déjà émouvant, mais l’essentiel tient à la recomposition d’une histoire personnelle à partir de la perte.

La narratrice enseigne la littérature, et tout le récit durant, la figure de Virginia Woolf accompagne Jeanne. Les allusions aux noyades, la remémoration woolfienne, l’ampleur de l’émotion intime comme lien social, l’intérêt pour l’univers maritime, le rapport à la mère, la promenade au phare à Cape Cod qui évoque le titre éponyme de l’écrivaine anglaise, tous ces éléments font en sorte que Jeanne raconte en maillant son histoire au parcours de la romancière, afin de se donner un temps de consolation possible, un chalet (lieu d’où elle écrit la lettre à l’ex) à soi. Lors de la belle scène de Cape Cod, la narratrice se retrouve près d’une carcasse de phoque et elle parvient, au fil de ses remémorations qui sont autant de récits durs, à se les approprier pour se sentir présente en elle de manière nouvelle. De la vulnérabilité ressentie, Jeanne en vient à se lier aux éléments, notamment la mer, et aux autres, à retrouver avec ses enfants, et hors d’eux, un espace pour se dire.

Un contrepoint

Une autre autrice, Marie-Pier Lafontaine, a fait paraître récemment un court mais poignant texte, Chienne (Héliotrope, 2019), sur la violence familiale et l’inceste. Œuvre sans compromis, toute entière dédiée à faire vivre aux lecteurs et aux lectrices, de l’intérieur, l’outrageante durée répétitive des abus, du contrôle et des blessures subies, Chienne choisit délibérément, par sa structure par fragments, sans progression notable, de faire vivre la durée étale, voire létale, de la violence. En ce sens, la narration reste dans le cloaque, le nomme. Lafontaine valorise alors l’agentivité de la prise de parole et la force transformatrice de l’interpellation, sans la nécessité d’établir d’emblée une voie de traverse, qui est d’être positivement traversée par d’autres voix, celles d’écrivaines ayant arraché une parole au trauma. Les œuvres de Rosso, de Mavrikakis et de Ryckebusch s’élaborent en misant non seulement sur une écriture subjective, mais aussi sur un partage du sensible, de l’autorité de l’expérience en convoquant des voix dans lesquelles retrouver une humanité vulnérable partagée qui devient une force politique à même de sortir de soi la charge de la contrainte. Écrire (et lire) pour se placer à l’extérieur de sa prison.

Thèmes de recherche Féminisme, Littérature
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