Splendeur et misère des coalitions

No 81 - novembre 2019

Observatoire des luttes

Splendeur et misère des coalitions

Claude Vaillancourt

Les causes se gagnent plus facilement quand l’union fait la force. Syndicats et organisations citoyennes jugent souvent nécessaire de former des coalitions afin de mettre en commun leur énergie pour une cause particulière et lutter plus efficacement. Mais ces réseaux n’ont pas la vie facile, le plus souvent à cause d’un manque d’argent.

Les patrons et les grandes entreprises ont un accès direct au pouvoir politique. Par la pratique intensive du lobbyisme, ils arrivent sans trop de difficulté à avoir une grande influence auprès des élu·e·s, à modifier les politiques gouvernementales et les lois en leur faveur. Cette pratique coûte cher, mais leurs investissements sont bien rentabilisés.

Le mouvement social devrait en principe répliquer par la force du nombre. Les grandes coalitions québécoises ont derrière elles des dizaines de milliers de citoyen·ne·s qui les soutiennent. La balance tend toutefois à pencher toujours du même côté. Dans cette lutte qui oppose les intérêts privés au bien public, ce dernier peine à l’emporter alors que les coalitions restent trop fragiles, incapables de maintenir un personnel suffisant pour bien les faire fonctionner.

Un exemple récent montre bien le rapport de force qu’il faut changer : selon TVA Nouvelles, des lobbyistes d’Amazon ont eu l’année dernière 145 rencontres avec des élu·e·s et fonctionnaires. Pendant ce temps, la coalition Échec aux paradis fiscaux, avec trois représentant·e·s pourtant très médiatisés (Vincent Gratton, Alain Deneault, Marwah Rizqy), a été incapable de rencontrer la ministre du Revenu du Canada afin de lui proposer des solutions pour vaincre le problème criant des fuites fiscales.

Les coalitions demeurent essentielles. Attardons-nous à quelques-unes qui ont comme caractéristiques, entre autres, de ne pas avoir de membres individuels et d’engager des luttes à long terme : la Coalition Main rouge, pour la protection des services publics, le Front commun pour la transition énergétique, Échec aux paradis fiscaux, le Réseau québécois pour l’intégration continentale (RQIC), qui s’intéresse au libre-échange, et la Coalition Solidarité Santé [1]. Elles ont aussi en commun de s’attaquer aux fondements du néolibéralisme et aux intérêts financiers des grandes firmes.

Les grandes batailles

La dernière-née de ces coalitions, Échec aux paradis fiscaux, semble particulièrement vigoureuse. Elle profite de nombreux scandales – les Panama Papers, les Paradise Papers, etc. – qui ont permis de constater l’ampleur des fuites fiscales et ont montré à quel point celles-ci sont inadmissibles. Les gouvernements du Québec et du Canada ont tous deux manifesté leur intention de s’attaquer à ce problème, mais les actions ne suivent pas les paroles. La coalition est particulièrement active pendant les campagnes électorales, alors qu’elle cherche à mettre la lumière sur cet enjeu et faire pression sur les partis politiques.

Selon son coordonnateur Samuel-Élie Lesage, « alors que le recours aux paradis fiscaux augmente, la réponse de nos gouvernements a été insuffisante et montre qu’ils ne prennent pas le problème au sérieux. Pourtant, d’autres pays ont mis en place des politiques audacieuses avec des résultats intéressants. L’inaction de nos élu·e·s n’a aucune justification ». Échec aux paradis fiscaux devra donc accentuer la pression sur les élu·e·s.

La Coalition Main rouge est née en réponse aux politiques d’austérité déclenchées par le gouvernement de Jean Charest. Depuis dix ans, elle cible le gouvernement du Québec et organise des manifestations et des actions pour défendre les services publics et les programmes sociaux, surtout pendant la période qui précède le dépôt du budget. Lors des années sombres du gouvernement Couillard, alors que l’austérité était à son comble, la lutte de la coalition était tout aussi fondamentale que désespérante. Selon sa coordonnatrice Véronique Laflamme, la coalition, toujours aussi pertinente, fait face à de nouvelles difficultés : « La plupart des groupes sociaux, pour des raisons diverses, ne semblent pas pour le moment prioriser la lutte unitaire contre le néolibéralisme et pour la justice sociale. La coalition pourrait pourtant permettre de mener une bataille offensive multisectorielle pour un meilleur partage de la richesse, dans le contexte de surplus budgétaires. »

Avec la menace des changements climatiques qui plane sur nous, et l’intérêt toujours plus grand pour la protection de l’environnement, le Front commun pour la transition énergétique devrait quant à lui être d’un dynamisme exemplaire. Il a réussi à regrouper un nombre élevé d’organisations et rassemble aussi bien les groupes environnementaux que les organisations syndicales, ce qui est plutôt exceptionnel. Toutefois, le Front fait face à un sérieux problème de financement, au point qu’il a dû congédier sa seule employée. Alors que nous sommes confronté·e·s à une situation d’urgence climatique, il est dommage de voir une coalition aussi représentative limitée dans ses actions et ses capacités d’intervention.

Fondé en 1994, à une époque où le Canada se lançait dans l’adoption de grands accords (ALENA, OMC, etc.), le RQIC n’a jamais eu la tâche facile, soit de déconstruire une propagande particulièrement efficace qui fait du libre-échange une nécessité pour avoir une économie prospère. Contre vents et marées, le RQIC a réussi à faire entendre sa voix discordante. Avec une récente publication, Le libre-échange aujourd’hui (M éditeur, 2019), il continue son travail, alors que le libre-échange semble de plus en plus discrédité à travers le monde et que les populations sont davantage conscientes de ses effets dévastateurs. Ce qui n’empêche pas notre gouvernement de poursuivre dans cette voie – et qui rend le travail du RQIC toujours pertinent [2]. Malgré l’importance de cet enjeu et sa grande présence dans les médias, le réseau a dû réduire considérablement le nombre d’heures de travail de son coordonnateur.

La Coalition Solidarité Santé, la plus ancienne, créée en 1991, reste toujours aussi pertinente, au moment où l’affaiblissement du réseau public de la santé se maintient. Selon Jacques Benoit, son dernier coordonnateur, « si la nouvelle ministre McCann ne verse pas dans le “bullying” tant décrié de son prédécesseur, ni elle ni son gouvernement ne remettent en question ses orientations profondes : les fusions d’établissements et le lean management qui continuent de rendre malade le personnel, la mise en place du financement à l’activité qui augmentera la bureaucratisation et favorisera la privatisation, et le maintien du régime hybride privé-public d’assurance médicaments qui coûte beaucoup trop cher ». Pourtant, en dépit de ces problèmes, au lieu de prendre de l’expansion, cette coalition a dû diminuer de moitié le nombre d’heures de travail de son unique employé.

Vivre et survivre

Ces coalitions connaissent leur part de difficulté. Puisqu’on ne peut pas multiplier les militant·e·s disponibles, elles semblent trop nombreuses pour certain·e·s et obligent à faire des choix douloureux : plutôt que d’être partout, on accorde la préférence aux causes les plus urgentes et celles qui semblent les plus en mesure d’être gagnées. Les mêmes militant·e·s se retrouvent souvent d’une coalition à l’autre, au risque de s’épuiser et de consacrer moins de temps à leurs fonctions habituelles.

Le sous-financement est le problème le plus récurrent. Dépendant d’organisations qui ont elles-mêmes des difficultés à trouver l’argent nécessaire pour leur fonctionnement, offrant à leurs employé·e·s des salaires souvent insuffisants, ces coalitions ont alors très peu de sous pour ce qui dépasse les mandats immédiats. Le poids du financement repose en grande partie sur les syndicats, les organisations les plus aisées du mouvement social, mais dont les revenus sont loin d’être illimités, et qui subissent souvent à l’interne des pressions pour que l’argent soit directement consacré aux services aux membres. Le départ d’un grand syndicat d’une coalition peut mettre cette dernière en danger immédiat.

Maintenir une coalition, c’est aussi un peu marcher sur un fil. Il faut conserver un équilibre entre les petites et grosses organisations, ménager les susceptibilités, garder de bonnes relations en dépit des conflits personnels inévitables, et ceux plus graves entre les organisations, trouver des terrains d’entente alors que les intérêts peuvent diverger. Lorsque ces difficultés sont surmontées, l’impact d’une coalition est alors bien réel.

La fragilisation des coalitions est en grande partie une conséquence des plans d’austérité. Les gouvernements, tant fédéral que provincial, ont utilisé le prétexte de l’équilibre budgétaire pour s’attaquer à un mouvement social qui gagnait en force. Tous y ont goûté : les mouvements de femmes, les écologistes, les groupes communautaires et même certains syndicats, désormais affaiblis et cherchant à survivre alors que les besoins sont toujours plus grands. Les syndicats ont été en outre minés par un maraudage imposé par le gouvernement du Québec, qui a eu entre autres conséquences l’effet de briser des solidarités. Tout cela a des incidences directes sur les coalitions.

Une question de démocratie

Il devient alors évident que c’est à la démocratie que nos gouvernements se sont attaqué. En posant de sérieux obstacles à un véritable débat public sur des enjeux fondamentaux, en accordant aux grandes entreprises un pouvoir d’influence considérable sans permettre une réplique efficacement organisée, ils se montrent clairement partisans, éliminent des adversaires politiques (qui devraient plutôt être considérés comme des alliés) et exposent une fois de plus leur soumission aux diktats du milieu des affaires.

Le travail des coalitions est nécessaire pour rétablir un équilibre fondamental. Il permet aux organisations de se dégager de certaines luttes tout en les soutenant efficacement, de réaliser d’importantes économies d’énergie et de rationaliser le travail. Il est difficile, pour une organisation, de s’occuper tout à la fois de paradis fiscaux, de libre-échange, d’environnement par exemple – des sujets complexes qui demandent une expertise. Confiant ce travail à une coalition, qui centralise l’information et suit l’évolution du dossier pas à pas, les organisations sociales peuvent alors répliquer et faire un contrepoids aux pressions de lobbyistes. À cela s’ajoutent bien sûr les propres actions de la coalition.

C’est l’ensemble de la société qui profite ainsi du travail des coalitions. Toutes et tous ont intérêt à avoir un environnement sain et sécuritaire, de meilleurs services publics, une fiscalité plus équitable, une économie au service de la population. Au Canada et dans d’autres pays plus peuplés que le nôtre, les coalitions ou leurs équivalents survivent plus aisément, bénéficiant de l’appui de fondations ou d’organisations plus riches. Ce qui est difficilement reproductible dans le contexte particulier du Québec.

Ajouter une bonne part de financement public adéquat serait alors la meilleure solution pour assurer la survie des coalitions, comme cela s’est fait auparavant. Nous sommes, hélas, encore très loin d’en voir la réalisation. D’autant plus qu’aucune case à cette fin n’est prévue dans les programmes gouvernementaux. Avec les milliards de surplus accumulés par le gouvernement québécois, une pareille dépense ne serait pourtant qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais un tel renforcement de la démocratie ne semble pas une priorité de nos gouvernements. Voilà peut-être une autre bataille à mener.


[1Toutes nos excuses aux autres coalitions qui font un travail tout aussi important. L’espace restreint à notre disposition nous force à nous limiter.

[2En toute transparence, au moment d’écrire cet article, j’étais le coordonnateur de cette coalition.

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