Dossier : Abitibi. Territoire (…)

Dossier : Abitibi. Territoire des possibles

Histoire de Fros

Ian Campbell

J’ai grandi dans Noranda, près de la Fonderie Horne, dans les années 1980. J’y ai connu des jeunes de mon âge avec des noms comme Simbirski et Wigorski. Je demandais : « D’où ça vient un nom de famille en -ski ? » De Pologne, me répondait-on. Certaines personnes âgées les affublaient de la dénomination de « Fros », une contraction du mot anglais foreigner, qui signifie étranger.

Avec mon esprit de jeune enfant, je rétorquais : « Pourquoi les appeler Fros ? » On me répondait : « Parce qu’y sont originaires des vieux pays pas loin d’la Russie. Ils travaillent pas mal tout’ din mines. » Puis, la chanson de Richard Desjardins, Les Fros, est venue exprimer une partie de cette réalité des immigrant·e·s d’Europe de l’Est à Rouyn-Noranda. Cela m’a amené vers des questionnements sociolinguistiques auxquels je voulais des réponses.

La plupart des familles immigrantes polonaises, bien que vivant dans une ville à grande majorité peuplée de francophones depuis plus d’un demi-siècle, sont devenues anglophones pour des raisons pratiques souvent liées à l’insertion sociale au travail ou pour des raisons matrimoniales. Elles le sont demeurées au fil du temps, ainsi que leurs enfants et petits-enfants. On peut remarquer ici des enjeux de mobilité sociale liée aux conditions culturelles et linguistiques.

Chez d’autres familles polonaises de Rouyn-Noranda, on constate que le français est devenu la langue maternelle et même la seule utilisée à la maison, au détriment du polonais qui n’est bien souvent plus parlé du tout après une seule génération. Le cas des Polonais·es de Rouyn-Noranda n’est pas isolé et peut être comparé à ce qui s’est passé à Val-d’Or ou dans d’autres villes ailleurs au Québec avec différents groupes ethniques à la même époque. Mes observations m’ont amené à lire des ouvrages comparatifs qui étudient des phénomènes de changement de langue chez des immigrant·e·s de toutes origines dans de nombreux pays. Cette constatation à propos des façons de parler des immigrant·e·s polonais·es à Rouyn-Noranda nous montre que le choix linguistique est d’abord une stratégie sociale selon ce que les locuteurs tentent d’intégrer au sein de leur communauté d’accueil. Deux groupes sociolinguistiques majoritaires (francophones et anglophones) sont déjà en place lors de l’arrivée des Polonais·es et ces deux groupes, bien qu’existant au sein de la même communauté, tiennent des positions sociales, économiques, religieuses et culturelles différentes. Le choix de la langue s’avère déterminant pour s’intégrer à un de ces deux groupes, devant les facteurs religieux, économiques et politiques.

Dans le domaine minier, les travailleurs·euses ont eu tendance à vouloir se syndiquer en raison des mauvaises conditions de travail. Lorsque les premiers efforts de syndicalisation ont émergé, les dirigeant·e·s de l’industrie minière ont fait appel à des immigrant·e·s (italien·ne·s et ukrainien·ne·s) qui étaient contre les idées syndicales et ont joué sur les clivages ethniques et idéologiques pour nuire aux efforts de syndicalisation. Il s’est avéré ardu de créer de la cohésion syndicale lorsque les immigrant·e·s étaient en concurrence entre eux tout en faisant face au patronat. Au fil du temps, les idées syndicales se sont concrétisées puisque la volonté d’améliorer les conditions de travail des mineurs a pris le dessus sur les rixes interethniques.

La volonté d’intégration et de mobilité sociales des immigrant·e·s polonais·es a mis de l’avant l’anglais ou le français comme langue principale de communication dès leur arrivée à Rouyn-Noranda. Ce qui a mené à la perte graduelle de leur langue maternelle, le polonais. Si bien que dans les années 1960 et 1970, du temps de la jeunesse de mes parents tous deux natifs de Rouyn-Noranda, ces derniers côtoyaient des amis avec des noms d’origine slave qui s’exprimaient soit en français, soit en anglais. Lorsqu’à mon tour j’ai grandi à Rouyn-Noranda dans les années 1980 et 1990, je remarquais dans mon quartier bien des gens ne s’exprimant qu’en anglais, surtout des personnes âgées d’origine européenne. Parmi leurs enfants et petits-enfants, environ un quart a adopté le français comme langue véhiculaire au lieu de l’anglais. L’éducation, l’entourage et l’emploi imposent un changement de langue dans le but de s’adapter à une des communautés linguistiques en place.

L’adaptation dans une nouvelle société passe par l’apprentissage de la langue parlée sur la terre d’accueil. Les immigré·e·s de Rouyn-Noranda, contrairement à d’autres contrées unilingues, ont fait face au double défi de choisir une langue, le français ou l’anglais, et le mode de vie qui l’accompagnait. Ils ont perdu une bonne partie de leur culture polonaise au fil du temps, vu leur déracinement. Mais, ils et elles sont devenu·e·s des citoyen·ne·s francophones ou anglophones dans une petite ville minière et ont su faire leur place avec beaucoup de persévérance et de vaillance.

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