Projet de loi 21 sur la laïcité. Dénoncer l’inacceptable

No 80 - été 2019

Actualité

Projet de loi 21 sur la laïcité. Dénoncer l’inacceptable

Eve-Marie Lacasse, Christian Nadeau, Alexandra Pierre

Les enjeux de la laïcité et du racisme ne devraient pas être liés. Cependant, la Ligue des droits et libertés (LDL) constate que les débats sur la laïcité au Québec ont trop souvent pour conséquence de cibler et d’exclure certains groupes, en particulier les personnes racisées, en plus de contribuer à rendre le débat social extrêmement toxique.

Pour la LDL, la laïcité de l’État ne peut avoir comme conséquence l’exclusion de certaines populations ou l’imposition aux minorités de prétendues valeurs d’une majorité. Elle ne peut non plus être utilisée pour dicter une certaine manière de vivre ses croyances.

C’est pourquoi, à la suite du projet de loi 21 « sur la laïcité de l’État  » déposé au printemps dernier, la LDL a demandé au gouvernement de faire marche arrière avec ce qui lui apparaissait une loi discriminatoire qui, selon elle et plusieurs autres groupes, contrevient à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Depuis son adoption en 1975, la Charte québécoise a connu de nombreuses modifications. Mais toutes ces modifications visaient à renforcer, et non à affaiblir, les protections des droits des personnes, et cela, dans le plus grand respect pour ce texte qui doit être au cœur de toutes les lois québécoises. La modification de la Charte par le biais de la loi est aux antipodes d’un tel respect puisqu’aucune urgence, aucun argument démontrant la nécessité absolue d’agir n’a été apporté. En outre, la modification à la Charte a été adoptée sans consensus parmi les partis politiques représentés à l’Assemblée nationale et sans que plusieurs groupes de personnes directement concernées n’aient été entendus par la Commission des institutions. Procéder de la sorte banalise le statut de la Charte qui garantit les droits de toutes et tous.

Une loi à l’encontre du pluralisme

Dans les « notes explicatives » du projet de loi 21, il est mentionné « que la laïcité de l’État repose sur quatre principes, soit la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes ainsi que la liberté de conscience et la liberté de religion ». Or, selon la LDL, le projet de loi 21 va exactement à l’encontre de chacun de ces principes fondamentaux, à commencer par celui de l’égalité de tous les citoyens et citoyennes.

La LDL s’oppose à une loi qui repose sur un certain idéal d’uniformité de la nation québécoise, vue comme ayant des « caractéristiques propres », des « valeurs sociales distinctes » et un « parcours historique spécifique ». Ce sont là les ingrédients d’une rhétorique qui a pour objectif de forger une identité sur l’identique, c’est-à-dire en tordant la complexité de l’histoire du Québec de façon telle à l’interpréter comme un récit portant sur un seul peuple et en unifiant de force les valeurs diverses qui cohabitent actuellement au Québec. L’égalité préconisée par la loi supposait en fait la conformité à une sélection des modes de vie acceptables dans la sphère publique, non pas en vertu du souci légitime de ne causer aucun préjudice à autrui, mais afin de correspondre à une certaine représentation de notre société. Dès lors, la prétendue égalité défendue par les instigateurs de la loi correspondait en réalité à un aplanissement du pluralisme, sous prétexte que celui-ci donnerait cours à des valeurs incompatibles avec celle d’une majorité. Selon le texte du projet de loi 21, parmi ces valeurs compterait « l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes  ». Or, la loi aura justement pour effet d’exclure des femmes de certaines professions. Si le gouvernement souhaitait véritablement assurer le respect des droits des femmes, il aurait par exemple mis en œuvre des mesures visant à assurer leur autonomie économique et l’élimination des violences faites à leur endroit.

Le projet de loi 21 est défendu par le gouvernement parce que, selon celui-ci, ses objectifs s’inscrivaient dans l’histoire de la sécularisation des institutions québécoises. À la LDL, cet argument nous semble bien étrange puisqu’on voit comment il est possible à la fois d’affirmer un principe de neutralité et en même temps prétendre s’inspirer de la spécificité de l’histoire du Québec. Si la laïcité a pour but de protéger la neutralité de l’État, elle ne peut pas de surcroît jouer le rôle de gardienne d’une certaine vision de l’identité québécoise, qui serait en « danger ».

C’est aussi oublier que l’histoire du Québec est aussi celle de mouvements sociaux dont fait partie la LDL et des institutions comme la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse qui ont porté et qui portent encore le projet d’une société québécoise respectueuse de tous les droits pour toutes et tous. La Charte des droits et libertés représente d’ailleurs un accomplissement et un marqueur important de cette histoire. Pour la LDL, la loi ne protège pas « l’identité québécoise ». En revanche, elle crée du profilage religieux – particulièrement envers les femmes. Le seul effet que ce projet de loi risque d’avoir sur une certaine idée de l’identité québécoise, c’est de la figer.

Enfin, la LDL s’oppose à la volonté de maintenir par la loi un « équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne ». La LDL considère comme artificiel un tel équilibre puisqu’il suppose une opposition entre les droits des groupes et les droits et libertés des individus. Or, il est impossible de voir en quoi les droits collectifs seraient menacés par les libertés

individuelles dans le cas actuel, d’autant plus que la « nation québécoise » est plurielle et qu’elle est divisée au sujet de ce projet de loi. Un conflit politique n’est pas un conflit entre des droits et encore moins une raison légitime de bafouer les droits de minorités.

Ériger le préjugé en loi ?

Dans ses interventions, la LDL a rappelé que la neutralité religieuse de l’État se vérifie avant tout par les comportements et non à l’apparence des personnes en situation d’autorité, à moins d’avoir une bonne raison de la mettre en doute. Or, la loi est basée sur l’idée selon laquelle il serait légitime de soupçonner qu’une personne en situation d’autorité portant un signe religieux n’exerce pas sa fonction en toute impartialité et sans discrimination. Dans les faits, ceci est impossible à démontrer et le gouvernement a été incapable de citer un cas de tentative de prosélytisme de la part de ces personnes. C’est ce qu’on appelle tout simplement un préjugé. Selon la LDL, ce projet d’interdiction avalise et renforce ce préjugé courant et pernicieux, car il réduit le jugement de certaines personnes à leurs croyances religieuses uniquement parce qu’elles en portent les signes.

Finalement, on ne peut passer sous silence le fait que cette loi est une manifestation de ce qu’on appelle le racisme systémique. En effet, celui-ci repose sur un ensemble de règles ou de pratiques, formelles ou informelles, qui peuvent être neutres en apparence et sans intention raciste, mais qui désavantagent dans les faits de façon disproportionnée des personnes racisées. L’interdiction du port de signes religieux a un effet beaucoup plus grand chez certaines minorités qui sont déjà affectées par d’autres formes d’exclusion en matière d’emploi, de santé, d’éducation et de représentation. En avalisant des préjugés envers ces minorités, en instituant des règles les désavantageant plus que pour d’autres groupes et en engendrant un climat social qui leur est défavorable, la loi nous semble nourrir ce racisme systémique. Pour cette raison, et parce que des droits fondamentaux sont en jeu, nous ne pouvons abandonner la lutte. Tant et aussi longtemps que la laïcité ne servira pas la neutralité mais la discrimination, nous continuerons à dénoncer l’inacceptable.

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