Le monde magique d’Heather O’Neill

No 080 - été 2019

La littérature et la vie

Le monde magique d’Heather O’Neill

Jacques Pelletier

La littérature québécoise en anglais traverse actuellement une période particulièrement florissante. C’est du moins ce que prétend la revue Lettres québécoises qui lui consacre un dossier dans son dernier numéro, et qui tient Heather O’Neill comme une représentante flamboyante de ce renouveau.

Inconnue jusqu’ici des lecteurs francophones, celle-ci est devenue récemment une figure familière du paysage littéraire, avec la publication successive en l’espace de quelques années de trois livres qui l’ont fait connaître comme une auteure originale, singulière, nous donnant accès à un Montréal marginal, à la fois glauque et féérique, notamment dans les magnifiques romans que se sont avérés être Hôtel Lonely Hearts et Mademoiselle Samedi soir, parus au cours des derniers mois.

Dans ces deux romans, le principe de composition est le même : le lecteur assiste au défilé de séquences rapides, de scènes vues, évoquées à la manière impressionniste, autant d’instantanés qui scandent l’existence de personnages extravagants et fantasques. Ceux-ci cherchent par ailleurs leur chemin dans le labyrinthe mystérieux que forme le quartier entourant le boulevard Saint-Laurent où prolifèrent bars de danseuses rutilants et logements miteux, symboles d’un univers régi par le sexe et la misère.

La voie du réalisme critique

Le récit de Mademoiselle samedi soir (Éditions Alto, 2019 ; traduction de Dominique Fortier) est pris en charge par une narratrice qui est aussi l’héroïne principale de ce qui apparaît sur un certain plan comme une parodie de l’univers familial. Doublement abandonnée à la naissance par une fille mère incapable de prendre en charge ses enfants et par un père romantique et déserteur, ancien chanteur et barde nationaliste des années 1970, Nouschka Tremblay, élevée par un grand-père dévoué mais incapable, forme un étrange couple avec son frère Nicolas avec lequel elle entretient un rapport fusionnel.

Abandonnés à eux-mêmes dans une famille parfaitement dysfonctionnelle, les deux enfants devront se débrouiller pour manger, se vêtir, aller à l’école, apprendre à vivre dans cet univers en démanche et se préparer à affronter un univers social représenté comme une jungle et dont il faut se méfier.

Le roman les saisit au moment où ils viennent tout juste d’entrer dans la vingtaine, dans un monde adulte qui les effraie et auquel ils opposent la nostalgie d’une enfance avec laquelle ils n’osent rompre, car elle représentait tout de même pour eux un refuge enchanté par leur résilience à toute épreuve.

La matrice principale du récit est donc celle du roman familial, toutefois subverti par une approche critique et satirique. À un niveau superficiel, on pourrait le considérer comme une reprise contemporaine du célèbre roman de Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, auquel il fait référence de manière explicite. Dans cette optique, Nouschka Tremblay apparaît comme l’avatar contemporain de Florentine Lacasse tandis que Raphaël Lemieux, son amoureux, évoque Jean Lévesque et que le milieu coloré et grouillant du boulevard Saint-Laurent succède à celui plus gris et austère du Saint-Henri de la Crise.

Le drame familial va tout de même trouver une conclusion euphorisante. La réconciliation avec la mère, qui a refait sa vie avec un type riche, improbable lors d’une première rencontre décevante, va finalement s’amorcer en fin de récit. Elle intervient au moment où l’héroïne est devenue enceinte et soumise à son tour à la tentation de l’abandon, ce qui la fait entrer en sympathie avec sa propre mère, dont elle épouse d’une certaine manière le destin. Cette finale heureuse coïncide avec l’obtention par Nouschka de son diplôme d’études secondaires qui marque pour elle un « accomplissement » : « C’était juste un petit accomplissement, note-t-elle avec fierté, qui m’appartenait. Ça voulait dire que tout était possible. »

Cet optimisme détonne un peu, car il se manifeste au terme de sa relation amoureuse avec Raphaël Lemieux, ancien patineur artistique ayant connu un moment de gloire dans la pratique de cet exercice avant de devenir un voyou de quartier, ami de son frère Nicolas, les deux jeunes hommes étant décrits comme des rebelles sans cause, durs et « vaguement fous  ». Éprouvant un coup de passion pour Raphaël, Nouschka le marie et découvre bientôt que celui-ci, comme son propre frère, ne vit que dans et pour le moment présent, sans aucun sens des responsabilités, y compris lorsqu’elle se retrouvera enceinte, si bien, constate-t-elle, qu’« on n’avait pas de perspectives d’avenir ». Leur relation toxique, marquée par la jalousie et les querelles incessantes, se terminera finalement tragiquement par le suicide de Raphaël, expression ultime et définitive de son « amour terrible ». Et l’héroïne se retrouvera du coup dans la situation initiale de sa mère, avec toutefois une porte de sortie qui s’ouvre à la toute fin du roman par la reprise de contact avec un ancien amoureux, Adam, qui pourrait remplacer avantageusement Raphaël, débloquant ainsi l’avenir. « Notre tâche, signale la narratrice dans le paragraphe de clôture du roman, c’est de devenir quelque chose de bien plus unique et de bien plus étonnant que tout ce que nos parents pouvaient imaginer. Il faut savoir que notre vie nous appartient complètement  ».

La dérive onirique et poétique

C’est sur cette note optimiste que se termine donc son apprentissage d’un monde bourré de contradictions, dans lequel chacun doit trouver son chemin, à l’image d’une auteure qui semble bien avoir trouvé le sien dans un investissement total dans l’écriture, si on se fie au dossier qui lui est consacré par Lettres québécoises. Si l’on en croit le témoignage de sa propre fille, Arizona, cinéaste et libraire, Heather O’Neill estime en effet « que le fait d’être en vie est d’abord et avant tout un acte créatif et qu’on doit rendre à chaque instant le quotidien magique [1] » dans l’existence aussi bien que dans l’écriture.

 

L’influence d’une certaine tradition réaliste est donc incontestable dans ce roman comme elle l’était également dans Hôtel Lonely Hearts (Éditions Alto, 2018 ; traduction de Dominique Fortier), drame de l’orphelinat en période de crise économique, celle-ci constituant la toile de fond de l’intrigue et du déploiement des personnages en tant qu’artistes. Heather O’Neill reprend toutefois cette tradition à sa manière qui l’apparente un peu à celle de Réjean Ducharme : même intérêt pour l’enfance et l’adolescence, moment « magique » et merveilleux de l’existence – « nous étions des poètes romantiques, note la narratrice, parlant de Nicolas et d’elle-même, se délassant après une bonne journée passée à faire les imbéciles » –, même refus du monde adulte, conformiste, irresponsable et/ou perverti, même investissement dans le travail langagier dominé par la fantaisie et le surréel.

Dans cet étrange univers, on ne s’étonne donc pas de rencontrer, par exemple, un motard qui s’appelle Rosalie et qui élève un lion comme un toutou domestique ; ou encore un grand-père fantasque, loufoque, faisant des crises cardiaques à répétition et ne portant pas de pantalons à la maison ! Et ce ne sont là que des illustrations du mode de représentation dominant dans le récit, privilégiant une sorte de dérive onirique singulièrement inventive qui caractérise la signature de l’auteure, sa petite musique bien à elle.

C’est cette poésie brute, et par moments brutale, qui assure l’originalité et la singularité de cette œuvre étonnante et détonante. On y retrouve l’imbrication parfaitement réussie d’un réalisme cru, où le choix de devenir voleur apparaît comme un choix normal de carrière, et d’un lyrisme touchant, par moments particulièrement émouvant. En témoigne par exemple ce passage, prélevé sur un large corpus, dans lequel Nouschka renoue avec Nicolas et le monde utérin, super protégé et sécurisant, de l’enfance : « J’étais de retour dans ma chambre avec Nicolas, comme si rien ne s’était passé. Sauf qu’il y avait un autre minuscule cœur dans la chambre et il battait aussi vite que celui d’un oiseau.  »

Cette nostalgie de l’enfance et du retour à la patrie originaire s’offre comme le principal motif de cette œuvre et le moteur de la curieuse fascination qu’elle semble exercer sur plusieurs. En cela, on peut tenir son auteure comme le pendant féminin et anglophone de cet autre magicien des mots que s’était révélé être Réjean Ducharme, qui en apparaît du coup comme un prédécesseur et un grand frère dans un univers dominé par la féérie.


[1Arizona O’Neill, « Ma mère, Heather O’Neill », Lettres québécoises, no 173, hiver 2019, p. 9.

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