Un mur n’est pas une frontière

No 07 - déc. 2004 / jan. 2005

Palestine

Un mur n’est pas une frontière

Une entrevue avec Michel Warschawski

Pierre Mouterde, Michel Warschawski

Célèbre militant et intellectuel de la gauche israélienne, Michel Warschawski est membre du Groupe de solidarité pour les droits humains en Palestine. Citoyen israélien, engagé depuis plus de 30 ans dans la lutte pour la reconnaissance des droits des Palestiniens, il était invité aux Journées d’études d’Alternatives au mois d’août 2004. À bâbord ! l’a rencontré.

À Bâbord ! : Pourriez-vous expliquer en quoi la construction du mur en Palestine est l’expression d’une nouvelle stratégie de l’État hébreu ?

Michel Warschawski : Le mur vise, du point de vue du gouvernement israélien actuel, à créer les conditions d’un véritable enfermement des Palestiniens. C’est ce qu’Ariel Sharon dénomme « cantons » et que nous, nous appelons « bantoustans ». Puisqu’on ne peut pas expulser les Palestiniens, comment les neutraliser dans un espace qui doit rester israélien ? En les enfermant, en les excluant du territoire et en les mettant dans des espèces de réserves – comme les réserves des Indiens – autogérées, autofinancées, mais sur lesquelles Israël conserve le pouvoir, notamment en gardant le contrôle des ressources naturelles et de la liberté de circulation. Ce sont de véritables prisons.

AB ! : On entend, à propos de la bande de Gaza, qu’Ariel Sharon a le désir de se retirer. Est-ce que ça fait partie de la même stratégie ?

M.W. : Tout à fait. Il y a des zones où la population palestinienne est fortement concentrée, des zones non colonisables, comme la bande de Gaza qui dans cette perspective deviendraient des zones palestiniennes autonomes, des zones que les Palestiniens pourraient appeler « État » s’ils le veulent et desquelles l’armée israélienne se retirerait. Mais elle le ferait tout en bouclant ces zones par un mur ou une clôture. Ce qui fait qu’il n’y aura aucun contact entre chacune d’elles.

AB ! : C’est donc la disparition de l’idée d’un État palestinien unique, centralisé ?

M.W. : En fait il n’y a plus d’État. Il ne reste plus que des entités territoriales, parce qu’avec l’érection du mur, c’est à l’éclatement de l’espace auquel on assiste, à l’éclatement d’une souveraineté palestinienne sur l’ensemble de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. La position d’Ariel Sharon et de son gouvernement est claire : l’ensemble de la Palestine historique (y compris la Cisjordanie), doit appartenir à Israël, exception faite des zones à fortes concentrations palestiniennes qui seraient autogérées par les Palestiniens. C’est donc l’antithèse même d’un authentique État, puisqu’il y a, à la fois, absence de souveraineté et absence de continuité territoriale. Un mur n’est pas une frontière, contrairement à ce que pas mal d’Israéliens imaginent. Une frontière appelle à une certaine réciprocité, sous-entend deux souverainetés, permet le passage d’un territoire à l’autre. Alors que là c’est une prison où il y aura des permis de sortie donnés seulement par Israël qui aura par ailleurs la main haute sur le flux des marchandises et des capitaux.

AB ! : En termes politiques, c’est une formidable régression par rapport aux accords d’Oslo de 1993 ?

M.W. : Les accords d’Oslo ont été enterrés avec l’assassinat de Itzhak Rabin, le 4 novembre 95. On l’oublie, mais depuis lors, les 3 chefs de gouvernement en Israël, Benyamin Netanyahou, Ehud Barak et Ariel Sharon se sont, à toute fin pratique, opposés aux accords d’Oslo. En ce sens il y a une immense régression qui fut définitivement entérinée à la mi-juillet 2000, avec le fiasco du sommet de camp David, lorsque le plan israélien tel que présenté par Ehud Barak a été – bien logiquement – rejeté par les Palestiniens, parce qu’il n’était plus dans la logique d’Oslo.

AB ! : Du côté palestinien, qu’est-ce qu’un tel rejet a impliqué ?

M.W. : Il y a eu un très grand désarroi. Parce que toute la stratégie palestinienne à partir de la fin des années 80 s’était orientée vers une solution négociée, en partant de l’hypothèse – justifiée à cette époque – qu’il y avait en Israël, une opinion publique et tôt ou tard un gouvernement, qui seraient prêts à accepter un compromis basé sur les résolutions de l’ONU. La fin de non-recevoir israélienne de juillet 2000 a tué cette espérance. D’où la grande question : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Arafat continue à dire : « je suis prêt à recommencer les négociations là où elles se sont arrêtées ». Mais c’est pathétique… Puisque Israël ne le veut pas.

AB ! : Au sein des forces palestiniennes, les rapports de force ont aussi beaucoup changé ?

M.W. : En fait, la résistance palestinienne peine à trouver sa voie, à un moment où le gouvernement israélien veut casser militairement le mouvement national palestinien. Qu’ils veuillent négocier ou se battre, les Palestiniens sont l’objet d’une guerre de destruction et de démantèlement. Avec – il faut dire les choses comme elles sont – un certain succès ! Certes, ce n’est pas le succès total attendu par les militaires israéliens, mais il y a quand même un grand désarroi : de nombreux cadres ont été assassinés, militaires et politiques ; toutes les perspectives politiques proposées par les différents courants palestiniens ont échoué, au nom d’un unilatéralisme total venant d’Israël. Face à une telle attitude, la logique veut qu’on aille vers une option militaire. Puisque vous n’êtes pas prêts à discuter qu’est-ce qu’on peut faire ? Ou bien on capitule (et ça il n’en est pas question), ou bien on va se battre. Le discours s’est donc remilitarisé, mais dans un contexte où le rapport de force est extrêmement défavorable aux Palestiniens : ils ne peuvent s’appuyer sur aucun régime arabe, ni non plus sur l’ex-Union soviétique. Ils ont donc un grand problème de stratégie, avec le sentiment que l’option militaire est à la fois incontournable et en même temps incapable de décoller. Ce qui pousse les gens au terrorisme, dans une logique de vendetta : « vous détruisez notre pays, notre mouvement national, nos enfants, on va se venger ». C’est loin de faire le poids comme stratégie, même si c’est tout à fait compréhensible.

AB ! : Mais que faire alors ?

M.W. : Je serai le dernier à dire que j’ai une réponse. Je pense qu’un premier bilan critique a déjà été fait. Mais il n’émerge pas encore de propositions alternatives. Ce qui se dessine en fait, par défaut, c’est une stratégie de résistance pacifique : faire le dos rond, s’accrocher, tenir bon. Chacun résiste, en défendant son quotidien, sa normalité, en allant à l’école, en maintenant des services de santé, en continuant à circuler malgré les barrages, en refusant l’atomisation totale. C’est au niveau de l’existence même que se joue la résistance. Elle est héroïque. Je l’ai dit dans des meetings publics, lorsque j’étais avec des Palestiniens et ça les faisait sourire : « Je suis jaloux de vous, en tant qu’Israélien, parce que vous, en vivant, vous résistez. Moi, si je vis une vie normale, je suis un collaborateur ».

AB ! : Mais les Palestiniens peuvent-ils compter sur l’appui de certains secteurs de la société civile israélienne ?

M.W. : C’est peut-être leur plus grande déception. Ils ont beaucoup misé sur le mouvement de la paix en Israël. Et il y a eu une période assez longue où il y avait de bonnes raisons d’y croire. Par dizaines, parfois même par centaines de milliers, les Israéliens, entre 87 et 90, se sont mobilisés en jonction avec les aspirations du peuple palestinien. Les Palestiniens disaient « nous ne voulons plus de votre occupation » et une majorité d’Israéliens disaient « nous ne voulons plus occuper ces territoires ». Par égoïsme peut-être, parce que ça coûtait cher, en termes économiques, de vies humaines, d’images de marque, etc. Mais s’il y avait convergence d’intérêts, il n’y avait pas similitude de vues. Alors que pour beaucoup d’Israéliens, l’objectif c’était au fond « bon débarras, on ne veut plus vous voir », pour les Palestiniens c’était la recherche de la coexistence pacifique basée sur une réciprocité de deux États. C’est ce qui explique qu’une bonne partie de la gauche israélienne a fini par adopter le slogan : « Eux, chez eux ; nous, chez nous ! ». D’où le passage finalement assez facile à concevoir entre le « on est pour mettre fin à l’occupation » et le « on est pour le bouclage et pour le mur ».

AB ! : Comment expliquer cette dérive ?

M.W. : Il y a, en arrière plan, le fait que la politique étasunienne a changé. Elle ne se définit plus comme une politique de stabilisation menée en fonction d’intérêts bien comptés. C’est le grand tournant de Bush le père à Bush le fils : la guerre n’est plus vue comme devant mener à la pacification ; face à la menace terroriste, elle devient préventive et permanente. Mais il y a peut-être une autre raison plus fondamentale encore. Au-delà de sa dimension proprement coloniale, la société israélienne est une société tribale, qui veut à tout prix maintenir l’union sacrée, éviter la cassure interne, conserver l’unité de la grande famille qu’elle s’imagine être. D’où la force symbolique même de ce mur ! On est beaucoup à y avoir réfléchi : comment une société entière peut créer comme horizon pour ses enfants, un immense mur de huit mètres de haut avec l’arme du jugement dernier, l’armement nucléaire à l’intérieur ? C’est dément. Il y a quelque chose de pervers. Mais si on y pense bien, le ghetto a toujours été aussi une protection. C’est un enfermement, mais aussi une protection. Et cette dimension de l’enfermement/protection n’a jamais disparu de la mentalité israélienne. C’est la raison pour laquelle on a fini par ne plus voir qu’on construisait en Israël un nouveau ghetto.

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