Dossier : Les affres de l’ALÉNA

10 ans de l’ALÉNA

Notre agriculture prend le champ

par Roméo Bouchard

Roméo Bouchard

Les ententes de libre-échange, particulièrement au chapitre des produits agricoles, sont une sorte de cheval de Troie de la part des États-Unis et de l’Union européenne. Les dispositions de l’ALÉNA sur l’agriculture, en tous cas, ne visent pas à égaliser les chances des trois pays impliqués, mais à garantir aux États-Unis un droit le plus large possible à l’exportation de leurs produits.

Un cheval de Troie

Pour y parvenir, les ententes interviennent à trois niveaux : les tarifs douaniers, pour permettre la libre circulation ; les subventions à l’exportation ; les mesures de soutien intérieur, pour permettre la libre concurrence.

Pour abaisser les tarifs douaniers, l’ALÉNA parle en général de 35 % d’ouverture étalée sur 6 ans. Signalons que la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, de l’ONU) considère que 5 % d’importation dans une production donnée peut suffire à détruire une production locale.

Pour éliminer ce que ces ententes considèrent comme de la concurrence déloyale et donc des barrières au libre-échange, elles exigent également que les pays concernés diminuent leurs subventions directes à l’exportation de leurs produits agricoles de 35 % en 6 ans, et leur soutien intérieur à la production agricole de 20 % en 6 ans. Théoriquement, un statut différent est reconnu pour les pays en voie de développement (liste de productions vivrières exclues de l’entente) et pour certaines catégories de produits de base dans ces pays. Mais les États-Unis trouvent des moyens détournés de subventionner leurs agriculteurs à raison de 20 000 $ chacun par année. Le Canada, pour sa part, fait le bon élève, avec les pays regroupés dans le groupe de Cairns, en favorisant la suppression des subventions tout en ouvrant ses frontières, livrant ainsi nos agriculteurs à la merci des produits américains subventionnés. Mais, il triche aussi de diverses façons, notamment en protégeant quatre productions majeures par un système pancanadien de gestion de l’offre de plus en plus inefficace : le lait, les œufs, le poulet et le blé. Ce qui n’empêche pas moins les fermes de disparaître d’un bout à l’autre du Canada, plus encore au Québec.

Le dumping

L’entrée des denrées alimentaires dans le cadre du libre-échange, on le voit, signifie en pratique l’institutionnalisation du « dumping » des produits agricoles.

Les exportations ont effectivement augmenté de façon importante dans les trois pays de l’ALÉNA. Mais les représentants des trois pays concernés, lors du récent bilan des 10 ans de l’entente organisé par le RQIC à Montréal, ont été unanimes, à part ceux de l’UPA (Union des producteurs agricoles du Québec), à en souligner les conséquences désastreuses.

D’une part, le pays qui importe des denrées alimentaires à bon marché d’un autre pays voit son agriculture locale dépérir rapidement. Les agriculteurs victimes des importations débarquent en ville et les grandes compagnies s’accaparent des terres pour des prix dérisoires afin d’y implanter des cultures et élevages industriels. C’est ce qui se produit notamment au Mexique (et dans toute l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Asie), mais chez nous aussi, par exemple pour les producteurs de tomates en serre et bien d’autres. L’exode des paysans mexicains victimes des importations de maïs et de riz transgéniques américains atteint présentement des proportions incontrôlables (voir l’encadré).

D’autre part, le pays qui exporte ses produits et tente de s’accaparer les marchés étrangers est très souvent lui aussi victime d’une surexploitation et surspécialisation de sa propre agriculture mettant en danger ses sols, son environnement et son équilibre rural.

Au Québec, c’est l’industrie porcine qui a servi de fer de lance. Les exportations de porcs au Québec ont plus que doublé en 5 ans. Elles constituent présentement 27 % de nos exportations agroalimentaires et 60 % de cette production. L’an dernier seulement, en pleine période de moratoire dans cette production, les exportations ont augmenté de 17 %. Les conséquences désastreuses de cette explosion de l’industrie porcine au Québec ne cessent de se manifester : pollution de l’eau, dégradation des sols, déséquilibre des cultures et des élevages, concentration et intégration des fermes, prolétarisation des agriculteurs, monocultures de maïs, déforestation sauvage, conflits sociaux de toutes sortes.

Le président de l’UPA lui-même, Laurent Pellerin, qui s’était fait le défenseur de l’exportation lors du Forum des décideurs en agroalimentaire de St-Hyacinthe en 1998, a reconnu publiquement que ces exportations n’avaient rien rapporté aux producteurs, dont le revenu chute continuellement : seuls les intégrateurs et les cartels agroalimentaires ont doublé leurs profits.

L’industrialisation abusive

Confrontée au besoin d’exporter et de conquérir les marchés mondiaux, l’agriculture est partout forcée de s’industrialiser rapidement : mécanisation, spécialisation, concentration, augmentation de la taille des entreprises, monocultures, désertification, intégration, utilisation croissante d’intrants chimiques et transgéniques, transports de plus en plus longs, impacts environnementaux et sociaux coûteux pour la communauté, retombées locales de plus en plus réduites, investissements publics de plus en plus élevés. L’agriculture est réduite à sa fonction économique, au mépris de ses fonctions alimentaires, environnementales et sociales qui sont essentielles.

Le libre-échange en agriculture est une machine à éliminer les paysans. L’agriculture paysanne et familiale se voit rapidement marginalisée et dévalorisée. Les petits producteurs subissent une pression énorme de la part des agences de mise en marché, toutes gérées par l’UPA au Québec, et sont de plus en plus écartés de l’accès à l’aide publique, sous prétexte qu’ils ne sont pas viables. La relève devient de plus en plus problématique et les campagnes se dégradent rapidement.

De façon générale, le libre-échange des produits agricoles entraîne une diminution rapide du taux d’autosuffisance et de sécurité alimentaire des pays participants.

Le problème des subventions et de la gestion de l’offre

Depuis la réunion de Cancún en 2003, l’essentiel des négociations concernant les produits agricoles à l’OMC porte sur les subventions aux exportations et les mesures de soutien internes qui créent un avantage déloyal pour les pays qui subventionnent et un obstacle à l’exportation pour d’autres pays exportateurs. La seule façon de contrôler le dumping et de maintenir des prix réels serait de contrôler la surproduction par diverses mesures publiques. À cet effet, la gestion de l’offre fait de plus en plus l’objet de discussions, car en plus de permettre de contrôler la surproduction, elle est censée pouvoir garantir aux agriculteurs des prix justes et leur permettre de vivre de leurs ventes. À ce sujet, il est essentiel de ne pas confondre le contrôle de la production pour maintenir les prix avec la gestion de l’offre telle que pratiquée au Québec et au Canada, c’est-à-dire par des plans conjoints obligatoires (gérés exclusivement par l’UPA au Québec), un système de quotas monnayables. Telle quelle, la formule québécoise a des effets pervers : en gonflant les prix de production et en permettant le contrôle absolu de l’UPA sur la mise en marché, elle défavorise les petits agriculteurs et la mise en marché locale et diversifiée. En fin de compte, comme les offices de producteurs revendent leur matière première aux transformateurs et que ceux-ci doivent compétitionner avec les marchés mondiaux, le système rejoint la logique du marché mondial et ne peut plus garantir des prix susceptibles de couvrir les coûts de production. Ce qui se produit présentement avec le lait au Québec en est un parfait exemple.

Les solutions

Les mouvements qui dénoncent ces effets dévastateurs sont nombreux. Plusieurs d’entre eux, surtout ceux axés sur la coopération internationale, font valoir la nécessité d’introduire dans les ententes de libre-échange une « clause de développement » qui offrirait des options politiques aux pays en voie de développement pour qu’ils puissent protéger les moyens de subsistance des petits agriculteurs, la production alimentaire locale et la sécurité alimentaire des pays pauvres. On utiliserait ainsi les catégories déjà existantes dans l’entente : produits admissibles, exemptés, originaires. On demanderait des délais plus longs et des contingents plus limités pour les pays vulnérables.

Les mouvements paysans associés à Via Campesina (dans plus de 50 pays), dont l’Union paysanne au Québec, ont une position plus radicale et plus conséquente. Ils exigent carrément le retrait total des produits agricoles des ententes de libre-échange : il faut sortir l’OMC (et l’ALÉNA) de l’agriculture. C’est le concept de souveraineté alimentaire qui est invoqué, c’est-à-dire le droit de chaque pays de nourrir sa population. L’agriculture et l’alimentation concernent directement la santé publique et l’aménagement du territoire et ne peuvent être confiées à la main invisible du marché sans encourir de risques énormes. La notion de souveraineté alimentaire va plus loin que celle d’autosuffisance ou de sécurité alimentaire. C’est un droit relié à l’occupation d’un territoire : le droit d’en tirer sa subsistance de façon durable, en gérant ses ressources et son environnement.

Il faut effectivement contrôler la surproduction pour garantir des prix et prévenir le dumping, en réformant substantiellement le modèle de gestion de l’offre imposé par l’UPA. Il faut aussi compléter le système par une rémunération adéquate de la multifonctionnalité (éco-socio-conditionnalité des aides gouvernementales). Mais il faut surtout reconquérir et restructurer nos marchés intérieurs, démolis par l’intégration continentale.
Le mouvement paysan n’est pas contre les échanges de produits alimentaires entre les pays, mais ces échanges doivent être équitables et respecter la souveraineté alimentaire de tous les pays. Les subventions directes à l’exportation sont effectivement un procédé déloyal et inéquitable et elles doivent être éliminées. Par contre, le soutien intérieur et des tarifs protecteurs sont des mesures nécessaires et légitimes pour garantir la souveraineté et la sécurité alimentaires d’un pays.

Les mouvements paysans sont donc essentiels pour faire contrepoids à l’agriculture industrielle, à la marchandisation de l’agroalimentaire et aux syndicats agro-industriels ainsi que pour défendre la place de l’agriculture familiale, alimentaire, diversifiée, paysanne, biologique. C’est la mission que s’est donnée l’Union paysanne au Québec et c’est pourquoi elle réclame le droit d’être accréditée, à côté de l’Union des producteurs agricoles qui jouit du statut de syndicat unique et obligatoire, afin de pouvoir représenter ce point de vue sur toutes les tables de décisions et les offices de producteurs. Nous sommes tous, producteurs et consommateurs, captifs d’une agriculture et d’une alimentation imposées par le libre-échange et soutenues par des politiques agricoles. L’enjeu est politique et démocratique. C’est pourquoi l’Union paysanne se définit comme le premier syndicat agricole citoyen qui associe à la même lutte producteurs, paysans et citoyens.

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