Les municipalités contre l’AGCS
Quand les villes se rebiffent...
par Claude Vaillancourt
La menace venait de loin. De très loin. D’une organisation internationale qui avait toutes les apparences de la respectabilité. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait mis sur pied un accord aux ambitions gigantesques, l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), visant à libéraliser progressivement tout le secteur des services. Sourdes aux promesses de prospérité et aux garanties diverses qu’on leur donnait à répétition sur le respect de leurs compétences et de leurs pouvoirs, de nombreuses municipalités du Québec, du Canada et d’Europe se sont rebiffées. Elles se sont prononcées contre l’AGCS.
Très tôt, l’AGCS a inquiété les pays du Sud. Ceux-ci, durement éprouvés par les plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, avaient déjà réduit considérablement leurs services publics. L’AGCS ouvrirait encore plus grand les portes aux compagnies de services étrangères. Le secteur des services est particulièrement important, puisqu’il comporte des enjeux essentiels pour les communautés : en touchant la santé, l’éducation, la culture, la distribution de l’eau, la finance et l’ingénierie, les services concernent l’organisation même de la société, dans ce qu’elle a de plus vital.
L’inégalité entre le Nord et le Sud devient particulièrement flagrante dans le secteur des services. Touchés de plein fouet par les plans d’ajustement structurel, ces pays n’ont pu développer des entreprises prêtes à rivaliser avec celles du Nord. Ces dernières, qui se sont le plus souvent développées sous le protectionnisme de l’État, piaffent maintenant d’impatience de se trouver des nouveaux marchés. Une libéralisation des services ne ferait que dramatiser la situation. N’ayant rien à gagner, et craignant un inévitable déferlement des entreprises du Nord, on comprend que les pays du Sud aient affirmé leur réprobation face à l’AGCS.
Un rejet fortement partagé
Dans les pays du Nord, la résistance à l’AGCS semblait moins évidente, puisque de grandes entreprises d’Europe et d’Amérique du Nord profiteraient à plein de l’accord. Mais lorsque le lien a été fait entre l’AGCS et la libéralisation progressive des services publics, une opposition a commencé à s’organiser, dont l’un des principaux pôles a été la réaction de refus de nombreuses villes canadiennes et européennes.
Le mécanisme de négociation dans l’AGCS donne tous les pouvoirs aux ministères du Commerce extérieur, qui doivent cependant consulter, dans leur pays, les différents niveaux de gouvernement concernés par les ententes. La réalité des négociations est cependant autre : les tractations sont complexes, secrètes, effectuées à huis clos. Leur résultat est accepté comme tel. Pas de débats publics à leur sujet ou d’approbations par le Parlement. Et les ententes sont quasiment irréversibles : elles sont si solidement cadenassées que peu de pays oseront revenir sur leur décision.
Les villes administrent de nombreux services : les aqueducs, la planification du territoire, les activités culturelles, les bibliothèques, la cueillette des ordures, le stationnement, etc. Ces secteurs pourraient se voir progressivement libéralisés à la suite des négociations auxquelles la participation des villes est loin d’être garantie. De plus, l’AGCS pourrait permettre de s’attaquer à des réglementations considérées « obstacles au commerce », comme l’interdiction de certains pesticides ou un zonage jugé trop contraignant.
Des citoyenNEs, regroupées entre autres au sein du Conseil des Canadiens au Canada anglais et autour d’ATTAC au Québec et en Europe, ont pris conscience des dangers de l’AGCS d’un point de vue global, mais aussi du point de vue des municipalités. Ils ont amorcé une campagne, s’adressant aux élues municipaux, avec deux objectifs : protéger les services des libéralisations ; et sensibiliser les élus les plus proches des citoyennes contre des ententes négociées par des gouvernements nationaux davantage tournés vers les intérêts des grandes entreprises.
En 2000, la ville de Vancouver, puis plus de 60 villes au Canada, dont Toronto, Ottawa et Halifax, demandaient au gouvernement canadien l’exemption de l’AGCS. Notre gouvernement a fermement refusé, mais un mouvement de protestation était en marche. L’idée a été reprise par les Européens. Comme ceux-ci n’espéraient pas être entendus de la toute puissante Commission européenne, les militantes ont encouragé leurs villes, communes et régions à se déclarer « hors AGCS ». Ce geste politique permettait d’affirmer clairement sa réprobation face à un accord qualifié à juste titre de non démocratique. En France seulement, plus de 700 villes ont fait cette déclaration.
Au Québec, en lien avec une campagne d’ATTAC-Québec, plusieurs villes ont adopté des déclarations contre l’AGCS. Elles affirmaient leur volonté de maintenir leur capacité de légiférer et de conserver le contrôle des services offerts par les pouvoirs locaux. Ces déclarations ont été adoptées par plus de 30 villes, dont Montréal et Québec, et par les deux associations de municipalités au Québec [1].
Des services publics pour l’équité
Certains observateurs ont douté de la valeur de ces résolutions. L’attitude contradictoire de certaines villes, qui adoptaient une déclaration contre l’AGCS d’une part, mais voyaient elles-mêmes à la privatisation de certains services, semblait leur donner raison. Une pareille déclaration pouvait servir à contenter certains électeurs, alors que le sous-financement des villes et le courant idéologique dominant offraient mille et une raisons pour ouvrir largement les portes à l’entreprise privée. Certaines villes ont même adopté des déclarations contre l’AGCS sans avoir clairement compris de quoi il s’agissait.
Il n’en reste pas moins que les militantes ayant soutenu cette campagne peuvent se réjouir. Leurs actions ont eu une grande valeur pédagogique : elles ont permis de faire comprendre à des élues municipaux les conséquences de l’AGCS, mais aussi de la privatisation et des accords commerciaux en général. De nombreux militantes se sont formés, se sont approprié ces sujets de prime abord rébarbatifs, mais essentiels.
En France et en Europe, plusieurs villes déclarées « hors AGCS » se sont unies pour donner une suite à leurs résolutions. Elles ont formé, à Liège en 2005, la Convention internationale des collectivités locales pour la promotion des services publics à la suite d’une première rencontre à Bobigny en 2004. Cette convention crée un lieu de rassemblement très ouvert et réunit à la fois des élues municipaux, des syndiquées et des membres d’associations.
Le mouvement des villes contre l’AGCS semble s’être éteint depuis la suspension du cycle de Doha à l’OMC. Puisque les négociations n’avancent plus, la menace contre les services publics par le biais de l’AGCS n’est plus aussi visible. Les observateurs attribuent unanimement l’échec des négociations à l’incapacité des membres de l’OMC de s’entendre sur les questions de l’agriculture. Les services ne sont pas cités comme facteur de mésentente. Pourtant, le mouvement des villes contre l’AGCS, conjointement avec les actions de nombreux syndicats et associations notamment dans les secteurs de l’éducation, de l’eau et de la culture, a eu comme résultat de montrer les effets néfastes de l’accord et, d’une certaine manière, de délégitimer le travail des négociateurs : la libéralisation des services ne peut plus être vue comme un nouvel eldorado, ainsi qu’on nous le promettait ; elle est désormais ouvertement désapprouvée, tant par des citoyenNEs que par des éluEs.
Certes, les menaces de privatisation des services municipaux ne sont pas disparues pour autant. Et de nouveaux accords bilatéraux, ou entre provinces, comme le TILMA [2], continueront à faire pression en faveur des libéralisations. Il sera donc nécessaire aux citoyens des villes qui se sont prononcées contre l’AGCS, de rappeler à leurs élues leur engagement. Et par-dessus tout, il leur faudra insister sur la nécessité d’offrir de bons services publics, qui resteront, quoi qu’on en dise, l’un des meilleurs moyens de traiter touTEs les citoyenNEs équitablement.
[1] La Fédération québécoise des municipalités et l’Union des municipalités du Québec.
[2] Trade, Investment and Labour Mobility Agreement, actuellement négocié entre la Colombie-Britannique et l’Alberta, et qui soulève l’opposition de plusieurs municipalités.