Intégration révolutionnaire ou désintégration ?

No 22 - déc. 2007 / jan. 2008

Urbanisme et quartiers populaires au Venezuela

Intégration révolutionnaire ou désintégration ?

par Yves Pedrazzini

Yves Pedrazzini

Après une période d’innovation généralisée, le Venezuela d’aujourd’hui semble vouloir revenir à un ordre du jour socialiste finalement moins du XXIe siècle que des années 1950. Sur le plan de l’urbanisme, la mise en chantier des « villes socialistes » est un désastre pour l’environnement, spatial et social, car elle découle d’une planification urbaine dont les principes, sinon l’action, sont révolus. Or, pour être véritablement révolutionnaire, le Venezuela doit poursuivre sa « bolivarisation ». L’urbanisme du XXIe siècle sera créole et populaire ou ne sera pas !

Soutenir une cause n’interdit pas de lui porter un regard critique. Au contraire, fermer les yeux sur certains défauts de ceux qu’on aime ne leur rend pas service et laisse le champ de la critique à ceux cherchant à détruire et non à construire. Il importe de dire cela parce que le Venezuela d’aujourd’hui — dont nous soutenons pour l’essentiel les changements en cours — a paru extrêmement susceptible ces derniers mois, dès lors qu’on abordait, même de manière informelle, certains aspects « problématiques » de la révolution bolivarienne. Au lieu de parler de socialisme, comme le fait le président Chávez, au moment où, en Europe, le socialisme glisse lentement mais sûrement vers la démocratie sociale au point de faire de cette idéologie de centre-gauche le véritable socialisme contemporain, pourquoi ne pas persister, sur le mode original ayant caractérisé le début des années 2000 au Venezuela, à promouvoir une révolution inédite et un socialisme créole — criollo, ainsi que les Vénézuéliens se définissent —, caribéen, hybride, capable de servir les classes populaires dans leur spécificité tropicale et leurs différences d’avec les ouvriers de Manchester ou de la Rhénanie ayant servi de référence aux premiers penseurs socialistes ? Il faut que le Venezuela fasse confiance à son idiosyncrasie, à son tropicalisme, et ne cherche pas à s’appuyer sur des théories ayant progressivement mené les forces de gauche européennes vers l’enlisement et l’inaction.

La mise en chantier par la Mission Villanueva (sorte de ministère de la Construction, du nom du grand architecte vénézuélien) des « villes socialistes » « pour les gens », « la famille » et « pas au service du capitalisme », alors même qu’elles sont annoncées comme antilibérales et écologiques, est désastreuse en raison des principes révolus dont elle procède — le concept de villes socialistes (jusqu’à 100 000 habitants) se réfère explicitement aux politiques de l’URSS de 1918 et de la Révolution cubaine. Il s’agit à notre avis d’une erreur d’orientation en matière d’urbanisme et d’habitat.

Les frontières intérieures de la révolution

S’il est évident que le Venezuela a avancé ces derniers temps de manière remarquable sur de nombreuses questions fondamentales et que d’importantes transformations ont bouleversé le paysage social et politique national, on peut aussi penser que certaines choses persistent et persisteront encore, même si leur changement est régulièrement prophétisé. Il s’agit pour cela de regarder ces milliers de maisons qui continuent à dominer de leur précarité les avenues de Caracas, et non seulement les bâtiments neufs et rouges des « missions » qui bordent le barrio — ces quartiers populaires autoconstruits typiques des villes d’Amérique latine et mieux connus sous leur nom brésilien de favelas. En 2007, demeure donc à l’évidence la fragilité des autoconstructions populaires ou, quand ces constructions sont solides, la fragilité de leurs assises, soit parce que leurs bases sont bien maigres pour supporter quatre ou cinq étages de briques, soit parce que le statut du terrain, occupé illégalement, est bien flou ou que l’insécurité sociale et économique est plus grande encore que celle que font régner (dit-on), la nuit tombée, des bandes d’adolescents armés. Reste, surtout, la pauvreté absolue de nombreuses familles qui attendent avec une foi païenne les retombées financières du nouveau miracle pétrolier. Demeure enfin la saleté des ruelles que les éboueurs ne visitent pas, les maladies dont les chiens ne voudraient pas, des ventres affamés qu’entourent des bras sans travail, des enfants sans cahiers qui jouent à devenir des adultes prêts à vivre leur vie violente et à mourir sans être sortis de l’enfance.

Et pourtant reste aussi l’espoir que le changement, la révolution parviendront à se frayer un chemin jusqu’ici, au cœur de la ville qui bat, au milieu du monde des villes, au centre de la terre urbaine. Pour quelques-uns, le miracle a parfois lieu, la révolution fonctionne : ils travaillent, se remettent à manger et leurs enfants écrivent dans des cahiers d’école ; ils sont réintégrés, réhabilités, réinsérés ; ils portent fièrement leur citoyenneté retrouvée. On ne saurait minimiser les effets positifs de la Révolution sur les conditions de vie de beaucoup d’habitants pauvres des barrios, conditions qui, de toute évidence, sont meilleures qu’elles ne l’ont jamais été et qui ne le seront jamais s’il arrivait que le temps passé revienne avec son train d’inégalités et de misères. Mais à part ceux-là, combien d’autres restent plongés dans l’obscurité de leur ruelle insalubre, se lamentant de la faim de leurs enfants, de la pauvreté qui s’installe chez eux à demeure, ceux qui n’ont pas bénéficié de la paradoxale reconnaissance actuelle de la « culture populaire », de la culture du barrio ?

Le peuple et son habitat urbain

Sur le plan de l’urbanisme, la révolution bolivarienne a 50 ans de retard. Elle pense la ville et ses quartiers pauvres comme l’aurait fait un urbaniste européen dans les années 1950 — ou cubain dès 1960 : elle prône la réhabilitation intégrale et l’intégration d’un habitat populaire qu’elle détruit pourtant, reproduisant plus ou moins consciemment une pensée urbanistique de droite, une pensée anti-urbaine en réalité, celle qui a toujours visé la désintégration du barrio. Cette pensée destructive qui se voudrait constructive et socialiste est, hélas, déjà à l’œuvre dans de nombreuses zones de la capitale Caracas. En répondant par la démolition aux problèmes des logements qu’il a déclarés « en situation de risque », le gouvernement a d’ores et déjà chassé des milliers d’habitants du barrio, qui attendent ensuite l’hypothétique construction de leur nouvelle maison dans une future ville socialiste qui peine à émerger.

De notre point de vue, cette révolution, dont les acquis sur d’autres plans sont remarquables, échoue largement en matière de gestion urbaine, ne parvenant jamais à se hisser à la hauteur de l’innovation urbanistique, architecturale et constructive permanente des barrios. Depuis une bonne quinzaine d’années, les gouvernements ont préféré raser les quartiers autoconstruits que d’en reconnaître la singularité sociale et spatiale [1]. C’est ce qui se passe actuellement dans plusieurs zones du centre de Caracas, comme San Agustin del Norte et del Sur. Au mieux, l’État équipe et améliore, mais ne légitime pas. Sur cette question, le gouvernement de Chávez agit de manière paradoxale. D’un côté, on fait allusion au « peuple » comme protagoniste privilégié de la révolution, mais en ce qui concerne l’habitat du peuple, on en revient aux mêmes vieilles pratiques indignes de délogement et de « replacement », si possible loin de la grande ville encore perçue comme le lieu de la perversion capitaliste. En milieu urbain, la créativité populaire n’est pas reconnue, fait étrange puisque par ailleurs le gouvernement met en exergue les valeurs et l’idiosyncrasie du peuple vénézuélien. Mais cela ne concerne pas l’habitat urbain de ce peuple et sa spatialisation contemporaine : le barrio, pourtant populaire. Un certain urbanisme « révolutionnaire » voudrait éradiquer le barrio alors qu’il devrait être, en tant que milieu construit et espace social, le point de départ de toute pensée de la ville au Venezuela, sinon dans toute l’Amérique du Sud.

Barrio, habitat « total »

Une société se définit d’abord par son rapport à l’espace, par sa façon spécifique d’occuper cet espace et par les conflits qui y prennent place. Ce rapport, dans une société qui se veut révolutionnaire, peut être ou non révolutionnaire. Il peut aller ou non dans le sens d’un changement social. Le « contexte » est plus qu’un support aux pratiques sociales : c’est aussi une situation sociopolitique dont la spatialisation peut contredire le projet. Dès lors, l’intégration — sociale et spatiale — d’un barrio à un espace de la division (la métropole latino-américaine) doit consister en un acte révolutionnaire s’il veut coïncider avec un processus révolutionnaire. C’est pourquoi il ne s’agit plus de construire « du social », comme « avant », mais de créer les conditions sociales d’une liaison spatiale des barrios vers « la ville », afin de leur permettre, simplement, d’être enfin aussi « la ville ».

Une expérience révolutionnaire a pourtant surgi de cet urbanisme « antirévolutionnaire » d’État. Il s’agit du Comité des Tierras urbanas, auto-organisation populaire destinée à gérer les transferts de la propriété vers les communautés de base et à régulariser la situation légale des squatters en leur octroyant la propriété de leurs maisons. Voilà une action novatrice qui rénove non seulement la forme mais surtout le fond du problème de l’habitat vénézuélien, l’approche du « problème des barrios » et de leur mise à l’écart sociale et spatiale. Dans ce cas unique, une alliance spatiale est possible entre habitants et professionnels ; elle va dans le sens d’une véritable intégration, sans désintégration, du barrio [2].

Personne, pas même Chávez, ne peut faire le bonheur du peuple sans le consulter. La nécessaire réhabilitation et intégration des barrios ne pourra se faire que si les habitants des barrios sont les acteurs centraux des opérations, que s’ils ne sont ni des exécutants d’un projet parachuté par ceux d’en haut (fussent-ils socialistes et révolutionnaires) ni les « bénéficiaires » d’une politique de la ville qui fait d’eux un élément parmi d’autres des questions à régler [3].

L’accès à un habitat digne pour les pauvres reste un problème vieux comme le monde capitaliste. L’habitat de notre temps reflète les inégalités de notre temps, mais on ne se débarrassera pas de ces inégalités en se débarrassant de l’habitat des pauvres. Au contraire, à leur pauvreté, les opérations de rénovation ajoutent le plus souvent la perte de leur maison qui, quoi que puissent en penser les experts, est une maison « totale », un lieu d’identité, un refuge, un point de départ vers un avenir meilleur. Quand bien même sa forme serait celle d’un rancho fragile, elle resterait une maison, dont la perte ou la démolition est toujours terrible.

Le peuple des barrios a attendu un siècle que l’on s’intéresse sincèrement à son sort. Il peut attendre encore. Ce qu’il ne peut plus, c’est accepter d’être une nouvelle fois laissé de côté et de voir son destin réglé malgré lui. La question de l’habitat n’est pas anecdotique, car le Venezuela est un pays urbain à 90 % et on ne peut envoyer les habitants pauvres de ses villes vers un mythique llano. Ce qui est en jeu est d’importance : pour le gouvernement bolivarien et l’urbanisme « socialiste du XXIe siècle », il s’agit tout simplement de ne pas décevoir le peuple urbain du barrio — el bravo pueblo, comme dit l’hymne national, qui invite aussi à « suivre l’exemple que Caracas donna », l’exemple d’une ville créative, malgré tout.


[1Dès 1992, la question de « l’intégration » et de la « réhabilitation » des barrios était discutée à l’Université Centrale de Venezuela et nous avons pu y faire valoir notre point de vue. Voir M. Sanchez R. et Y. Pedrazzini, « Riesgos de perturbacion en las relaciones sociales existentes en el barrio como consecuencia de los pocesos de rehabilitacion », dans La questión de los barrios, sous la direction de T. Bolivar et J. Baldo, Caracas, Monte Avila Editores et UCV, 1993, p. 237-246.

[2Il convient de rappeler qu’une telle alliance était déjà demandée dès la fin des années 1980 par l’équipe de « Ciudades de la gente » dirigée par l’architecte Teolinda Bolivar, dont les travaux pionniers de recherche-action sur l’habitat autoconstruit remontent même au début des années 1960. Qu’a-t-on exploité de cette œuvre immense ?

[3La cité « Camino de los Indios » prévue sur 11 000 hectares au milieu de collines encore vierges devrait compter avec la réalisation d’une première vague de construction de 40 immeubles sur 20 hectares.

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