Sur les ruines du « bloc de l’Est »

No 55 - été 2014

Carnet de voyage

Sur les ruines du « bloc de l’Est »

International

Mehdi Galière

Hongrie, Roumanie, Moldavie, Ukraine… Souvent classifiés comme « pays de l’Est », car situés à la périphérie de l’Europe, ces pays, de par leur histoire récente, peuvent nous éclairer sur les enjeux du présent. Espoirs déchus, replis nationalistes, révoltes et oppressions : ce voyage offre une interprétation de la situation telle qu’elle était palpable au printemps 2013.

La Transylvanie, porte d’entrée de l’Est à partir de l’Europe

Le train part de Budapest et commence la traversée du grand Alföld, plus communément appelé la grande plaine de Hongrie, qui s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres entre Budapest et les premiers contreforts des Carpates roumaines. Nous nous dirigeons vers Cluj-Napoca (Kolozsvár en hongrois). La plupart des passagers sont des Hongrois qui vont en Transylvanie soit pour les vacances d’été, soit pour rejoindre leur famille. Depuis que le gouvernement de Viktor Orbán a permis aux Hongrois de l’étranger d’obtenir plus facilement la nationalité magyar (hongroise), ils sont de plus en plus nombreux et nombreuses à voyager entre leur pays d’origine et leur pays d’adoption. Le train s’arrête à Episcopea Bihor, à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie, puis repart vers Cluj, plus lentement, après un contrôle d’identité, dont la rapidité n’en finit pas d’étonner mon compagnon de cabine, apparemment habitué du voyage : « Si on m’avait dit il y a 25 ans que traverser cette frontière pouvait se faire aussi vite, jamais je n’y aurais cru. »

étudier en hongrois à l’université. Cependant, les tensions entre les deux communautés linguistiques qui paraissaient discrètes au premier abord semblent s’être cristallisées dans le paysage urbain. En plus de certains trottoirs aux couleurs du drapeau roumain, statues et édifices monumentaux se font concurrence : le roi Matthias Ier de Hongrie, natif de la ville, trône fièrement devant l’église catholique Saint-Michel au milieu de la vaste Piata Unirii (la place de l’Union). Mais dès que l’on quitte la place par le Bulevardul Eroilor, le boulevard des Héros, on se retrouve en face de deux monuments plus roumains : la Louve capitoline nourrissant Romulus et Remus qui représentent les origines romaines de la Roumanie actuelle, et une récente colonne commémorant la lutte des Roumains de Cluj pour l’égalité des droits entre Hongrois et Roumains au temps de l’empire austro-hongrois. Une tente est dressée sur le trottoir : des militants du Parti de la Grande Roumanie (Partidul România Mare), parti d’extrême droite anti-Hongrois, abordent les passants en usant de la très populaire rhétorique qui revendique une union entre la Roumanie et la République de Moldavie. Le Bulevardul Eroilor débouche sur la place Avram Iancu, du nom du célèbre avocat ayant lutté pour les droits des serfs roumains lors de la révolution de 1848. Sa statue et la cathédrale orthodoxe dominent la place.

Nous quittons Cluj par le nord, où les maisons ornées de motifs folkloriques se font de plus en plus fréquentes sur le bord de la route. La route passe un col de basse montagne qui permet d’atteindre le Maramures. Baia Mare, la capitale du département, ou judet en roumain, ville minière depuis le Moyen Âge, est sinistrée depuis la fermeture de la plupart des sites industriels extrêmement polluants construits par le régime de Nicolae Ceausescu. Les autorités locales investissent plutôt dans la rénovation du centre historique désormais majoritairement piéton, de façon à attirer les touristes qui habituellement ne se concentrent que dans les campagnes alentour, attirés par les anciennes églises en bois classées au patrimoine mondial de l’Unesco. La richesse semble cependant se concentrer entre quelques mains, au vu des voitures flambant neuves qui empruntent les routes bordées de HLM délabrés. Certains ont choisi de quitter la misère de la ville dans les années 1990 pour aller gagner leur vie en Italie, où ils occupent des postes mal payés dans le secteur du bâtiment – comme Cristian, quinquagénaire assis sur un banc de la gare routière qui nous avertit, en italien, que « le quartier est très dangereux, les Tziganes qui vivent ici n’hésitent pas à venir dérober les affaires des voyageurs  ».

Vers les frontières de l’empire russe : Moldavie(s)

De retour à Cluj, on monte dans le train qui traverse la Roumanie pour se rendre à Iasi, ancienne capitale de la région historique de Moldavie, berceau du nationalisme (et de l’antisémitisme) roumain. De nombreux villages plus ou moins industrialisés défilent, avec leurs églises flambant neuves et leurs maisons individuelles avec potager : les Roumains ont repris l’habitude de cultiver la terre lors des années de marasme économique ayant suivi le changement de régime. Dans le compartiment, un couple âgé débat du communisme avec ses compagnons de voyage, et de jeunes lycéens revenant de leur sortie de fin d’année sont très fiers de montrer la qualité de leur anglais appris « par des jeux vidéo, des films et la télévision » plutôt qu’en classe.

Iasi se dévoile, encerclée par les collines moldaves, au sommet desquelles se trouvent plusieurs monastères. Dans cette ville religieuse, chaque coin de rue possède son église ou son monastère. Des militantes et militants politiques sont présents dans la rue piétonne ; ici aussi, il faut signer une pétition pour l’unification de la Roumanie et de la Moldavie : « Nous sommes un seul peuple [roumain], mais nous vivons dans deux pays différents, nous devons collecter 100 000 signatures et les apporter au parlement à Bucarest. » On n’en saura pas plus sur le destin des importantes communautés tzigane et russe qui peuplent la République de Moldavie dans le cas où une unification se produirait. Plus loin dans la rue, librairies et antiquaires se font concurrence : Iasi est un important centre universitaire. On me propose la sélection de livres en langue française, assez limitée, parmi lesquels on peut étonnamment trouver Le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois, ainsi que des livres académiques roumains sur l’histoire du XXe siècle.

On quitte Iasi en minibus, en direction de Chisinău, en République de Moldavie, ancienne république soviétique. La plupart des passagers sont des Moldaves roumanophones ayant émigré vers Iasi pour étudier, travailler ou y rejoindre leur famille. Côté roumain, une affiche est placardée sur la vitre qui sépare les voyageurs du policier chargé de contrôler les passeports : « Stop corruption ! Si vous avez affaire à un officier corrompu, appelez ce numéro…  » Après la frontière, la qualité de la route se dégrade brusquement, ce qui contraste avec l’aspect flambant neuf des panneaux de signalisation en caractère latin, et on peut apercevoir quelques ouvriers chargés de l’entretien de la voirie s’atteler à un remplissage des plus dangereux nids de poule par du goudron. Les voitures, bus et camions roulent au milieu de la chaussée pour éviter ces pièges, alors que les charrettes empruntent le bas côté spécialement élargi pour eux.

Chisinău se profile dans la vallée, et de plus en plus de 4x4 tout neufs et autres grosses cylindrées aux vitres teintées dépassent le minibus qui soudain s’apparente plus à une de ces nombreuses charrettes doublées dans la campagne. Les monuments antisoviétiques ou représentant Romulus et Remus ainsi que les panneaux en roumain semblent être en totale contradiction avec une ville où la langue russe est la plus répandue et où le Parti communiste avait remporté les élections nationales au début des années 2000. Sur les trottoirs du boulevard Ştefan Cel Mare, principale artère de la ville où la vie se concentre jour et nuit, des retraités proposent, de façon à arrondir des fins de mois difficiles, de peser les passants pour 1 leu (environ 8 cents) ; d’autres se reconvertissent en agents de sécurité dans des magasins qui proposent des marchandises la plupart du temps importées, donc hors de prix pour un citoyen moldave moyen. Un peu partout en ville, promettant un avenir meilleur à ceux et celles qui les suivront, des affiches publicitaires vantent des cours d’anglais américain orientés business.

Si proche, mais si loin : l’Ukraine, « la frontière »

Un Elektrichka moldave relie Chisinău et Odessa, le grand port ukrainien situé 150 km plus loin à l’est. La Moldavie et l’Ukraine sont séparées le long de la plus grande partie de leur frontière commune par la République de Transnistrie, fièrement autoproclamée « la dernière république soviétique ». Les jours où des officiers corrompus venaient extorquer toutes sortes de pots-de-vin aux voyageurs traversant Tiraspol semblent révolus, et aucun officier pridnestrovien [1] ne montera à bord. À Odessa, la rue Pouchkine relie la gare et le célèbre opéra, plus au nord, dans une partie du centre-ville où boutiques de luxe, touristes et couples de la jeunesse dorée fraîchement mariés faisant la fête dans d’énormes limousines de location côtoient étudiants ou autres précaires distribuant des tracts publicitaires à chaque coin de rue, ainsi qu’une quantité étonnante de jeunes mères célibataires promenant leurs enfants le long des rues verdoyantes de la cité.

On quitte Odessa pour Kiev par la route no 5, une des plus modernes du pays car récemment mise en voies doubles. Des arrêts de bus situés sur le bas côté de la chaussée desservent les villages avoisinants et font office, pour la plupart, de mini-marchés où les riverains viennent vendre une partie de leur récolte, des pneus, de l’huile de vidange ou encore toutes sortes de bibelots aux automobilistes les moins pressés. Le centre-ville de Kiev possède un charme postsoviétique d’une certaine manière assez similaire à celui du centre d’Odessa, où grosses berlines allemandes et boutiques de luxe offrent un décor contrastant avec les ornements des édifices monumentaux staliniens de la rue Khrechtchatyk et avec les Lada des années 1960 qui roulent encore à toute vitesse dans les rues, certaines ayant même fait l’objet de tuning. Le salaire mensuel moyen à Kiev étant d’environ 490 dollars canadiens (et 315 $ à l’échelle du pays), on peut se demander comment ici aussi une telle abondance de biens est possible pour certains, et la réponse la plus communément entendue à cette question est, comme on me le racontera sur place : « La corruption. Il est normal de voir des jeunes d’une vingtaine d’années conduire de grosses BMW, ce sont simplement des fils à papa, ils ont des parents politiciens sans doute. » « Ici, on peut tout acheter quand on est haut placé dans un parti, même les manifs. » Plus bas dans la rue Khrechtchatyk, deux personnes surveillent des dizaines de tentes sur lesquelles flottent des drapeaux demandant la libération de Ioulia Tymochenko, oligarque du gaz et ancienne première ministre emprisonnée pour abus de pouvoir dans des contrats gaziers effectués avec la Russie [2]. Contrairement à Kharkov – ville russophone de l’est de l’Ukraine où les noms de rues portent encore, à cause de leur influence historique dans la région, les noms de Rosa Luxemburg et de Karl Marx et où statues et monuments soviétiques dominent le paysage –, les reliques de l’Union soviétique sont beaucoup moins bien vues à Kiev, où la seule statue de Lénine est en permanence protégée d’éventuelles dégradations par un ou deux agents du moribond Parti communiste. Les frustrations de la population apparues après la dissolution de l’URSS n’en finissent pas de faire regretter à certain·e·s un régime où « on faisait la queue pour du pain, mais [où] on vivait décemment », aussi autoritaire était-il.

Au-delà des frontières

On retourne à Budapest en avion. À l’aéroport, les passagers ukrainiens sont dirigés vers une queue interminable où ils seront scrupuleusement interrogés et contrôlés, en tant qu’« extracommunautaires ». Ils seront certainement dépaysés en Hongrie, où le gouvernement a récemment intensifié sa chasse aux sorcières contre tout ce qui peut s’apparenter à des symboles du « communisme » : Karl Marx, les Brigades internationales de la Guerra Civil espagnole, Lénine, le poète national Attila József, le communard Léo Fränkel ou Béla Kun sont tous amalgamés en tant que « terroristes » et « tueurs de masse » avec Staline, Mátyás Rákosi et Pol Pot, pendant qu’on réhabilite l’amiral Miklós Horthy, régent fascisant de Hongrie ayant pris le pouvoir après sa répression contre les Soviets de 1919, et Ronald Reagan, entre autres.

Les symboles changent, mais le capitalisme poursuit sa destruction des sociétés et des solidarités en Europe de l’Est, les inégalités atteignent des sommets et pendant qu’en surface rien ne bouge, il ne reste qu’à espérer que lorsque la situation deviendra insoutenable pour le capital et les populations, son bras armé ne sera pas accueilli soit avec enthousiasme par nostalgie de régimes autoritaires, ethno-nationalistes ou non, comme certaines tendances politiques à l’œuvre en Ukraine (de l’Ouest tout comme de l’Est) depuis le soulèvement de l’hiver 2014 sont un exemple ; soit avec indifférence, les jeunes générations se réfugiant pour la plupart dans une aspiration à un consumérisme effréné et dans une apathie moribonde, manquant cruellement d’une culture politique et d’une visée d’émancipation. Bâtir l’hégémonie des classes opprimées contre les idéologies nationaliste et consumériste est, dans ces pays-là, une tâche immense mais pas insurmontable. D’autres désillusions risquent de précipiter sa mise en chantier, en tous cas on l’espère.


[1De Pridnestrov, la dénomination russe de la Transnistrie.

[2Ioulia Tymochenko a été libérée le 22 février 2014, dans la foulée de l’important mouvement de contestation qui a conduit à la destitution de Viktor Ianoukovytch le même mois.

Thèmes de recherche Europe, Histoire
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