Péril en la demeure

No 55 - été 2014

Avortement

Péril en la demeure

International

Diane Lamoureux

Depuis que les conservateurs sont au pouvoir à Ottawa, nous avons pris l’habitude de voir des députés d’arrière-ban présenter toutes sortes de projets de loi pour criminaliser l’avortement de façon détournée (augmentation des peines encourues pour le meurtre d’une femme enceinte, établissement « scientifique » du début de la vie, dénonciation des avortements sexo-sélectifs, etc.). Nous avons également pu noter le regain d’activité des divers lobbies pro-vie, de même que le nombre croissant de membres des groupes familialistes, pro-vie ou hétérosexistes dans les cabinets ministériels. Nous savons également que ce qui se passe au Canada relève d’une dynamique continentale.

Les nouvelles charges de la droite religieuse

L’offensive récente du gouvernement espagnol visant à criminaliser à nouveau l’avortement nous fait prendre conscience que cette tendance n’est pas que continentale, mais internationale. La droite religieuse ou conservatrice passe un peu partout à l’offensive pour remettre en cause ce qui a été un pivot des droits des femmes des dernières décennies : le droit à l’avortement.

En effet, le gouvernement du Parti populaire, dont les nostalgies franquistes sont de plus en plus évidentes, se propose de modifier la loi votée par les socialistes en 2010 qui instaurait la liberté totale d’avortement au cours des 14 premières semaines de la grossesse. Les Espagnoles ne pourront donc avorter qu’en cas de viol grave ou de danger pour leur vie ou leur santé psychique ou physique, un danger devant être attesté par au moins deux médecins. En outre, les mineures devront obtenir une autorisation parentale pour avorter.

Cette offensive anti-avortement obtient l’aval de la hiérarchie religieuse catholique. On peut également remarquer un lobby soutenu de l’Église catholique en Pologne où l’avortement n’est autorisé que lorsque la grossesse résulte d’un acte criminel (viol ou inceste), présente un danger pour la vie de la mère ou lorsqu’une maladie incurable menace la vie du fœtus. Il en résulte un nombre élevé d’avortements clandestins. Mais pour les intégristes catholiques, la loi est encore trop permissive et leur revendication est l’interdiction pure et simple de l’avortement.

Aux États-Unis, les intégristes religieux et la droite conservatrice, soutenus par les mêmes mécènes qui financent le Tea Party, cherchent à faire en sorte que l’avortement ne soit plus couvert par les polices privées d’assurance maladie. Depuis 2010, alors que les républicains contrôlent l’Assemblée législative de 26 États, les législateurs de 30 États ont adopté pas moins de 205 lois restreignant le droit à l’avortement, pourtant reconnu dans le fameux arrêt Roe c. Wade de la Cour suprême en 1973. De plus, l’accessibilité aux avortements médicamenteux (pilule du lendemain) est restreinte de façon importante dans 39 États. On sait par ailleurs que les groupes de femmes qui font la promotion de la liberté d’avortement ne sont plus éligibles aux subventions du gouvernement fédéral et que cette disposition touche autant leurs activités aux États-Unis qu’à l’étranger.

Aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Canada, les mal nommés « pro-vie » avancent souvent masqués. Ainsi, sous prétexte de conseiller les femmes confrontées à une grossesse non désirée, certains centres de santé inventent de toute pièce des arguments fallacieux sur les dangers de l’avortement et cherchent à persuader les femmes qui les consultent de mener à terme leur grossesse.

Si l’on fait un tour du monde des législations anti-avortement, on s’aperçoit que le Salvador, le Nicaragua et le Chili interdisent totalement l’avortement, alors que dans la plupart des autres pays d’Amérique latine, il est interdit sauf dans les cas de grossesse résultant d’un viol ou mettant en danger la santé de la mère. En Afrique subsaharienne, l’avortement est interdit en Mauritanie, au Sénégal, en Angola, en République démocratique du Congo, au Gabon, en Centrafrique, en Somalie et à Madagascar ; seule l’Afrique du Sud dispose d’une législation assez permissive. Au Moyen-Orient, l’Égypte et l’Irak l’inter­disent totalement, tandis qu’ailleurs, les législations sont assez restrictives. En Europe, Malte l’interdit totalement tandis que l’Irlande ne le permet que dans des cas exceptionnels, ce qui représente une libé­ralisation récente dans ce pays.

Cette situation est des plus inquiétantes et s’inscrit dans des stratégies antiféministes et homophobes qui deviennent de plus en plus respectables et sont mises de l’avant par des partis politiques qui peuvent aspirer à gouverner leur pays respectif, comme c’est le cas avec les conservateurs au Canada.

Un programme conservateur de plus en plus assumé

Aujourd’hui, un peu partout dans le monde, les mouvements « pro-vie » sont très bien organisés, jouissent d’appuis politiques, financiers et institutionnels considérables, ce qui leur permet d’imputer à la « libération des femmes » et à la liberté d’avortement les maux dont souffriraient nos sociétés. En fait, ces groupes véhiculent une conception binaire, altérisée et hiérarchisée des relations entre les sexes de même qu’une vision naturaliste de la famille, ce qui permet de comprendre la dimension profondément sexiste et homophobe de leur message.

L’altérisation a beaucoup préoccupé Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe. C’est un procédé qui fait en sorte que les hommes de sexe masculin sont définis comme le modèle de référence de l’humanité auquel tous ceux et celles qui n’y correspondent pas sont rapportés sur le mode de la défectuosité. Cette altérisation repose sur l’idée qu’il n’y aurait que deux sexes clairement distinguables, contrairement à ce que soutiennent les trans, les intersexes et les queer. Cette altérisation binaire s’accompagne d’un processus de hiérarchisation. La complémentarité entre les sexes n’est pas une symétrie. Elle est ordonnée. Comme il y a de l’un et de l’autre, de l’« universel » et du défectueux ou du particulier, il y a aussi du supérieur et de l’inférieur, comme dans le « égaux mais séparés » des régimes d’apartheid du sud états-unien, de l’Afrique du Sud et d’Israël.

La naturalisation est l’opération par laquelle ces différences reposeraient sur le sexe biologique. Le discours dominant fonctionne sur la séquence que c’est le sexe biologique qui détermine le genre social et la sexualité. Or, comme l’avait déjà démontré Beauvoir, c’est le genre qui détermine le sexe, analy­ses que poursuivront Colette Guillaumin et Nicole-Claude Mathieu. Cela amènera Monique Wittig à soutenir que c’est la sexualité qui fait le genre, ce qui sera ensuite repris et popularisé par Judith Butler.

Pour les conservateurs de tout poil, la cohésion sociale repose fondamentalement sur la famille, mais pas n’importe quelle famille. C’est celle qui est marquée par une forte hiérarchisation entre les sexes et entre les générations. C’est dans la famille que l’on fait le premier apprentissage des inégalités sociales et ces inégalités trouvent ensuite leur réplique dans toutes les autres sphères de la vie sociale. En fait, ils établissent un lien logique entre autorité paternelle, autorité des élites sociales et autorité divine.

Plus encore, la famille hétérosexuelle est vue comme la condition de la reproduction de la nation. Dans cette optique, plusieurs parlementaires conservateurs se sont fait les relais des mouvements des droits des pères, mouvements qui ont moins comme objectif le bien-être des enfants que l’autorité paternelle. À les entendre, c’est la possibilité même de relations amoureuses harmonieuses entre hommes et femmes qui serait menacée, puisque le féminisme conduirait les hommes à renier leur nature – nature qui semble se réduire à la testostérone.

Les droits reproductifs : pierre angulaire des droits des femmes

Il n’est pas anodin que l’avortement soit au cœur des entreprises de reprise en main des sociétés par les forces conservatrices ou religieuses intégristes. Au fil des ans, l’avortement en est venu à représenter une promesse d’autonomie pour les femmes, qui n’ont plus nécessairement à se définir en fonction de la maternité et qui peuvent nourrir diverses aspirations, sans avoir à se conformer aux rôles féminins traditionnels.

Un peu partout à travers le monde, dans les années 1970 et ultérieurement, des féministes se sont mobilisées pour défendre le droit à l’avortement et plus généralement les droits reproductifs des femmes. Ce faisant, elles mettaient l’accent sur leur capacité de décider, en toute autonomie, si elles voulaient ou non être mères. Qu’on se rappelle les slogans du type « un enfant si je veux, quand je veux » ou encore « ni pape, ni papa, ni mari, ni curé, c’est à moi de décider » qui attestaient de cette volonté d’autonomie morale des femmes. Dans certains pays, c’est contre les stérilisations forcées que les femmes se sont mobilisées, mais toujours au nom de leur autonomie morale.

Les droits des femmes ont donc été conquis de haute lutte. En cette ère néolibérale et conservatrice, certains nostalgiques du « bon vieux temps » cherchent à imposer à toute la société leur vision hiérarchique, autoritaire et normalisante de la famille, premier pas dans une remise en cause généralisée des droits des femmes. Au Canada, les escarmouches des députés conservateurs concernant l’avortement ont pour fonction de mobiliser les énergies féministes pour maintenir nos acquis en ce domaine (ce qui leur permet d’ailleurs de présenter les féministes elles-mêmes comme conservatrices, puisqu’elles défendent des « acquis » et de les discréditer comme appartenant à un passé révolu), ce qui rend d’autant plus difficile de faire progresser les droits des femmes et leur liberté sociale.

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