Qui parle lorsque parle Mathieu Bock-Côté ?

No 34 - avril / mai 2010

Analyse du discours

Qui parle lorsque parle Mathieu Bock-Côté ?

Jean-Pierre Couture

Les thèses nationalistes conservatrices de Mathieu Bock-Côté (MBC) sont de plus en plus remarquées et discutées. Celui qui sévit depuis une douzaine d’années dans les pages d’organes intellectuels vendus à sa cause semble avoir acquis un capital intellectuel qui force la réplique de ses adversaires. Cette trajectoire apparemment ascendante n’est pourtant pas le produit d’un génie particulier ou le fait héroïque d’un auteur isolé qui signe des camouflets incendiaires dont la seule originalité s’imposerait à la lecture. C’est tout le contraire.

Au niveau de la grammaire générale du discours politique québécois, ces thèses sont d’abord le reflet de l’effondrement de la synthèse néonationaliste et de l’ancienne coalition péquiste nouée autour de la démocratie, du respect des minorités et d’une sublimation des débats gauche-droite (trois compromis qui occasionnèrent de nombreuses critiques à l’endroit de René Lévesque de la part de sa droite conservatrice et de sa gauche syndicaliste).

Depuis le référendum de 1995, cet effondrement auquel correspond politiquement l’espace accaparé par l’ADQ autorise à nouveau la réitération des formes plus classiques de nationalisme conservateur et xénophobe tout en ayant encouragé, à gauche, la création de Québec solidaire.

Un examen approfondi des redéfinitions de l’espace politique et idéologique québécois pourrait utilement situer les propos de MBC dans ses coordonnées propres. Sur ce chemin et pour les fins limitées du présent texte, je propose de mettre de côté le contenu des thèses de l’auteur pour révéler qu’elles sont avant tout le produit d’une circulation très orchestrée et d’une division du travail intellectuel à l’intérieur de laquelle MBC a reçu les tâches subalternes d’un sacrifié.

Genèse d’une position d’énonciation ou vaincre sans péril

La réception très favorable et la dissémination efficace des thèses de MBC contrastent avec son autodésignation comme martyr. Depuis 1998, son nom paraît à 94 reprises dans Le Devoir où il signe 25 textes renforcés par les 23 couvertures enthousiastes d’Antoine Robitaille et de Louis Cornellier qui décriront tour à tour « l’inarrêtable Bock-Côté [1] » (sic) comme un jeune homme « supérieurement intelligent [2] » (sic). Depuis 2005, Marie-France Bazzo (à la radio puis à la télévision) a intégré MBC à son casting de droite afin de diversifier sa bulle « plato-centrique » et de montrer qu’elle est capable, à-la-Richard-Martineau, de prendre le même train que la nouvelle députation des campagnes.

Fort de cet espace médiatique conquis sans peine, l’essentiel de la contribution intellectuelle de MBC se concentre à L’Action nationale (une vingtaine de textes) et à Argument où, par ailleurs, le récent virage néoconservateur opéré par son rédacteur en chef, Daniel Tanguay, plaît grandement à Gary Caldwell d’Égards. Ce ténor conservateur affranchi a publiquement défendu la grande contribution de MBC et des auteurs de ce renouveau idéologique tout en déplorant leur flagrant manque de courage public puisqu’ils n’osent pas encore publier à ses côtés [3].

Si le créneau de ces revues d’idées encourage la production d’un capital intellectuel particulier associé à la figure du libre penseur, MBC tient toutefois à se présenter sur scène avec des titres scientifiques autodésignés. L’Institut de recherche sur le Québec (IRQ), un petit think tank dirigé par Jacques Beauchemin (directeur de thèse de MBC), Éric Bédard (Argument) et Joseph Facal (ex-ministre lucide), a pour fonction de vernir scientifiquement les sorties de MBC (directeur de recherche à l’IRQ) ainsi que les « études » de leurs jeunes recrues qui sont lancées dans l’espace public pour être ensuite commentées par les envoyeurs eux-mêmes. Cette mécanique d’autolégitimation sert de près la constitution d’un auteur collectif d’obédience nationaliste conservatrice qui dissémine la même thèse, mais en variant le porteur du message et le registre langagier et performatif de l’interlocuteur du moment.

La mécanique éprouvée ou Joyeux Noël

La composition de cet auteur collectif mérite une attention particulière, car elle constitue la raison même de la mise en orbite de MBC. Ajoutée à la réception favorable de l’espace médiatique aménagé pour la cause, la division du travail intellectuel par laquelle opère cette entreprise collective consiste à disperser dans le temps les interventions du groupe et à scénariser le registre des tonalités réservées à chaque maillon.

Dans cette mécanique, MBC performe bassement dans le style invectivant et déshumanisant du tribun franc-tireur qui bricole la métaphore-choc, l’amalgame spécieux et l’attaque ad hominem. La brutalité de la charge, clairement hors des limites de la convention scientifique, n’a d’autre but que de déplacer le spectre des positions politiques toujours plus près de l’extrémité nationaliste conservatrice. Lorsque ce déplacement est itéré et applaudi par tous les renforts ci-haut mentionnés, les discours subséquents peuvent, à moindre frais, nuancer ce déplacement sauvage et l’énoncer d’une manière toute euphémisée et capable de se comporter à table.

La dernière polémique en lice illustre clairement la mécanique en question. À l’exemple de Mario Dumont et de son « Joyeux Noël » à la Nation (lequel lui fit obtenir 41 sièges en mars 2007), MBC recycle le dispositif en adressant ses « vœux » à ses adversaires dans les pages du Devoir, le 24 décembre 2009. Sans grande surprise, la charge aura provoqué immédiatement la réplique amère de Gérard Bouchard dans les mêmes pages, le 12 janvier 2010, mais elle aura surtout réussi à fournir l’occasion aux membres en règle de l’IRQ – tous accueillis à volonté dans les pages du Devoir – de noyauter le discours en réitérant la thèse collective et en citant en boucle le « rapport Quérin » issu de leurs propres rangs. La manœuvre trouve hiérarchiquement son terme à travers l’intervention « finale » de Jacques Beauchemin qui signe de son imprimatur de professeur de sociologie, le 22 janvier, une nouvelle attaque contre Bouchard, mais qui s’en tient à la répétition scientifiquement circonspecte de la « thèse correcte ».

Sur le simple plan de l’espace médiatique partagé entre MBC, Gérard Bouchard et Jacques Beauchemin, on aura compris, comme le disait Sieyès, qu’il s’agit à tout coup d’un deux contre un, « caché » cette fois sous le couvert de « signa-tures distinctes » (auxquelles s’ajoutent accessoirement celles des plus petits satellites de l’IRQ : Joëlle Quérin, Guillaume Rousseau, Charles-Philippe Courtois, etc.).

Plagiat ou Québec, toujours 20 ans plus tard

Les termes et les motifs du débat que souhaite instiguer cet auteur collectif sont le fait d’une importation directe de la verve néoconservatrice américaine qui s’était farouchement opposée, au début des années 1990, à la dissémination du politically correct (PC). Cette nouvelle « orthodoxie pluraliste » provenait, selon eux, de la décadence morale des campus universitaires « trop éloignés du peuple ». Ainsi, l’alliance tactique entre l’aversion conservatrice pour le relativisme culturel et le journalisme populiste anti-intellectuel avait nourri alors les pages de la presse nationale en plus d’encourager la publication d’essais fameux sur ce que l’on appelait déjà le « nouveau maccarthysme » du PC.

Fait intéressant, ce jeu de tropes recyclés par un MBC faisant flèche de tout bois dissimule mal sa reproduction à l’identique de l’usage que faisait Tzvetan Todorov des métaphores d’Orwell dans son attaque envers la « novlangue multiculturelle [4] ». Les termes de cette guerre culturelle, bien documentée par François Cusset dans French Theory, se voient aujourd’hui importés en bloc par cet auteur collectif qui souhaite recréer icitte les conditions d’un marché profitable ailleurs, 20 ans auparavant : « Vous n’avez qu’à dire au public [québécois] que ses enfants sont endoctrinés de force par des multiculturalistes déconstructionnistes fascistes communistes féministes, et vous tenez entre les mains un vrai best-seller – et un argument auquel même les non-spécialistes auront accès [5] ». Est-ce là une autre manière de décrire le retard historique du Canada-français ou encore l’américanité du Québec ?

La conversion des devises étrangères

En somme, l’itinéraire de MBC correspond à celui d’un jeune homme frustre (comme il y en a tant) à qui on a très tôt attribué un rôle ingrat dans une entreprise collective. En capitalisant sur sa libido polémique pour désagréger les conventions néonationalistes d’autrefois, on a pu le rétribuer par une gloire instantanée à l’intérieur de petits milieux autocongratulateurs qui occupent des dizaines de tribunes tout en se proclamant persécutés.

Visiblement, les ambitions du « candidat au doctorat » qui « termine actuellement sa thèse » ne se contenteront pas d’œuvrer sur la seule scène de l’intellectuel public. Si Le Devoir s’empresse de nous informer en temps réel de la progression de la thèse du candidat « sociologue », c’est bien en vertu de la volonté d’annoncer la conversion prochaine du capital à risque de la mobilisation idéologique en capital immobilier et scientifique. Cette manœuvre semble toutefois semée d’embuches. À preuve, les récentes interventions universitaires [6] qui se sont défendues contre les brûlots éculés de MBC indiquent que les milieux scientifiques entendent monter la garde et qu’ils veilleront à faire en sorte que les taux en vigueur pour la conversion souhaitée seront très défavorables. Cela laisse donc présager que le sacrifié risque de se présenter au guichet de la carrière universitaire avec de bien mauvaises espèces en poche. Il pourra alors se retourner vers le style dans lequel il performe le mieux : le combat de rue.


[1Antoine Robitaille, Le Devoir, 21 septembre 2007.

[2Louis Cornellier, Le Devoir, 6 octobre 2007.

[4Tzvetan Todorov. « Crimes Against Humanities », The New Republic, 3 juillet 1989, p.28-30.

[5Michael Bérubé cité par François Cusset dans French Theory, Paris, La Découverte, 2007, p.192. J’ai substitué « américain » pour « québécois » étant donné la parfaite homologie contextuelle.

[6Voir notamment Stéphan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux, « Le concept de culture publique commune : prégnance, signification et potentiel », Recherches sociographiques L : 3, 2009, p.621-634.

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