Dossier : Libérer des espaces (...)

Libérer des espaces : résister, créer, militer

Les gazous de la colère

Le 25 mai 2006 on a monté la rue Saint-Laurent, derrière la bannière de
Solidarité sans frontières
avec des semblants d’instruments, des embryons d’partitions,
et l’urgence de pas encore une fois, au pas, côte à côte, bien drilléEs,
répéter les mêmes slogans

On a joué faux, mais ça sonnait vrai

C’est le temps des agrais [1], de retour dans nos rues,
pour le temps d’un parfait crash sonore absolu

Défoncer les limites de l’acceptable
pour que l’odeur d’la mort devienne intolérable
qu’on la sente quand on passe à travers les façades
des images qu’les médias nous servent en rafale
des commentaires des experts qui réitèrent que
« l’enfer, c’est l’autre »
et que nos bombes les libèrent.

C’est l’temps de garder le rythme comme on peut
le temps de taper plus fort si on veut
dérégler la cadence
réinventer les sens
faire taire les silences
c’est le temps de l’insolence.

Tiré de « Honk You Very Much » (moyen métrage, O.D. Asselin, 2008),
texte d’une membre de l’Ensemble Insurrection Chaotique.

L’Ensemble Insurrection Chaotique

En février 2006, une invitation fut lancée dans le cadre de l’organisation de la marche de Solidarité Sans Frontière : « militantes et militants fatiguéEs de marcher en silence, formons une fanfare !  ». Quelques mois plus tard, un petit groupe d’instruments éclectiques montait la côte St-Laurent au rythme de la Java des Bons Enfants. À bout de souffle mais heureux, ce petit groupe décida de continuer l’expérience. Quatre ans plus tard et quatre fois plus grande, la fanfare Ensemble Insurrection Chaotique (anciennement Anarchy Marchy) s’amuse toujours autant à accompagner les événements sociaux et à envahir les espaces publics de Montréal !

L’Ensemble Insurrection Chaotique est une fanfare de rue militante, organisée selon des principes anarchistes. L’intérêt de s’impliquer au sein de la fanfare est la possibilité d’appuyer une multitude de causes et ce, de diverses façons, tout en évoluant dans un groupe qui prend soin de son fonctionnement interne. Ainsi, nous luttons pour une fanfare et une société non hiérarchiques et libres de toute oppression. Nous cherchons à nous réapproprier les espaces publics, tentons d’apporter plaisir et enthousiasme aux mouvements politiques et célébrons la résistance d’une manière qui reflète la vision du monde dans lequel nous souhaitons vivre. Nous tâchons donc d’être cohérentEs avec cette vision au sein même du groupe, par les causes que nous appuyons et les choix musicaux que nous faisons.

Nous avons tout à jouer !

Les fanfaronnes (et fanfarons) se rassemblent parce que c’est la meilleure façon qu’elles connaissent de protester contre un monde de violence et d’oppression. Utilisant ce que le réseau Rythm of Resistance appelle la « Tactical Frivolity », les membres de l’Ensemble Insurrection Chaotique retirent un plaisir intense de l’acte politique de se costumer pour une manif, de jouer une sérénade à des policiers anti-émeute, d’accueillir les passagerEs dans les wagons de métro ou de défiler incognito dans les ruelles de Montréal. Nous appuyons des groupes de base qui s’organisent selon les mêmes principes que la fanfare et qui s’opposent aux violences institutionnalisées ou proposent de nouvelles façons de faire. Nous travaillons à résister contre le système patriarcal, capitaliste et colonialiste et à réclamer nos communautés en jouant de la musique dans les rues, lors de manifestations, rassemblements, repas communautaires, événements artistiques et radicaux, etc. Nous croyons que se réapproprier le plaisir d’être bruyantEs et festiVEs ensemble est, en soi, un acte révolutionnaire.

Afin de soutenir ces causes de manière cohérente, nous portons aussi une attention particulière à la composition du groupe et aux chansons que nous jouons. Nous tâchons d’être sensibles aux dimensions culturelles liées aux choix de costume et de répertoire que nous faisons et sommes toujours ouvertEs à la discussion et à la remise en questions de nos choix. Afin de rendre le groupe le plus accessible possible, nous tentons notamment d’avoir des instruments disponibles pour les nouveaux membres et nous favorisons un espace artistique dans lequel le français, l’anglais et le franglais sont respectés. Préférant l’action à la réflexion (plus de musique, moins de mots), nous prenons toutefois le temps de nous écouter, autant sur le plan musical qu’humain. Au cours des premières années d’existence de la fanfare, les discussions étaient longues et pénibles, faute de modèles auxquels nous référer (comment orchestrer une fanfare de manière décentralisée ? comment se définir sur le plan culturel ? que faire face à la police ? comment s’auto-définir ? ...). En 2007, une invitation inattendue à aller chez nos voisins du Sud a permis à la fanfare de trouver quelques éléments de réponses à ses questions et de se découvrir une nouvelle famille élargie…

Un son local, un orchestre mondial

En octobre 2007, l’Ensemble Insurrection Chaotique traversait la frontière pour se rendre au festival Honk !, un rassemblement annuel de fanfares de rue militantes (Activist Street Band) qui a lieu à Somerville, juste à l’extérieur de Boston (http://honkfest.org). La découverte d’une communauté de fanfares de rue militantes fut un événement marquant pour le groupe, puisqu’on s’insérait dorénavant dans un mouvement plus large, une communauté en plein effervescence. Les origines et ramifications des fanfares de rue militantes ou/et communautaires commencèrent aussi à être plus claires pour nous.

En Haïti, au Mexique et en Nouvelle-Orléans (pour ne mentionner que quelques lieux), les fanfares de rue font partie du paysage culturel et com-munautaire depuis bien des lunes. Qu’elles accompagnent des funérailles (Haïti), soutiennent les grèves de professeurs (Oaxaca, Mexique, 2006) ou contestent l’embourgeoisement de leurs quartier (Nouvelle-Orléans, 2005), les fanfares sont perçues comme des piliers de la communauté.

En Europe, le réseau Rythms of Resistance s’est créé à Prague, en 2000, lors d’une manifestation de masse contre une rencontre de la Banque Mondiale et du FMI (www.rhythms-of-resistance.org). Il s’agit d’un réseau de Drum lines (ensembles de percussions et tambours) qui jouent dans les manifestations et les actions directes qui s’inscrivent dans la mouvance anti-capitaliste. Le réseau est inspiré par les groupes de Batucada Afro-Brésilienne qui ont envahi les rues de Salvador et de Bahia au Brésil dans les années 1970, afin de résister à l’exclusion économique vécue par les communautés noires brésiliennes. Rythm of Resistance utilise une approche carnavalesque (Tactical Frivolity) afin de confronter et de critiquer le système dominant avec humour et créativité, pour défier les limites de l’ « acceptable ».

Aux États-Unis, plusieurs Activist marching bands ont vu le jour lors des années « Bush Jr ». Que ce soit pour protester contre la guerre en Afghanistan (Brass Liberation Orchestra, San Francisco, 2002) ou le Congrès Républicains (Rude Mechanical Orchestra, Brooklyn, 2004), des centaines de personnes sont descendues dans les rues, instruments à la main. En 2006, le festival Honk ! a été créé afin de rassembler cette nouvelle communauté dans les rues de Somerville. Le festival grandit d’année en année, les fanfares se multiplient et de plus en plus de rassemblements de fanfares sont organisés (Pronkfest à Providence, Honkfest West à Seattle, le Congrès de l’insurrection culturelle à Montréal (2008), Follyday à New York).

Au Canada, l’Ensemble Insurrection Chaotique commence à avoir sa petite famille ! Vancouver vibre au son de la fanfare communautaire Carnival Band depuis plus d’une décennie déjà (www.thecarnivalband.com/). Depuis l’automne 2009, un groupe de motivéEs se rassemble et pratique dans les locaux de l’AgitéE et de la Page Noire, à Québec. Cette nouvelle fanfare – que nous aurons peut-être bientôt la chance d’apercevoir dans nos rues- s’appelle Tint-Anar et regroupe déjà une douzaine de musicienNEs (http://tintanar.blogspot.com/). La rumeur court aussi qu’un groupe de Rythm of Resistance soit en gestation à Toronto, en vue de la rencontre du G20 en juin 2010... un rendez-vous percussif et dérisoire à ne pas rater !


[1Un agrès (agrais, agret) désigne par définition le côté niais, incompétent et burlesque d’un être.

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