Dossier : Journalisme. Sorties (…)

Dossier : Journalisme. Sorties de crise

La Presse, OBNL. Pertes et profits

Abel Uga

L’annonce de la transformation de La Presse en organisme à but non lucratif est un aveu de l’échec financier de la formule gratuite du quotidien numérique défendue par les dirigeants de l’entreprise depuis une dizaine d’années. Cette stratégie a par ailleurs pour objectif avoué d’accéder à de nouvelles ressources financières, publiques et privées. Un nouveau modèle d’affaires qui pose questions.

Connaîtra-t-on un jour l’ampleur de l’échec financier de La Presse+ ? Saura-t-on jamais combien d’argent les dirigeants du quotidien auront finalement englouti dans cette stratégie de quotidien numérique gratuit ?

Cette année encore, les résultats financiers de La Presse ont été noyés dans une catégorie d’actifs que Power Corporation, propriétaire du quotidien via sa filiale Gesca, s’est bien gardée de dévoiler. Mais c’était sans doute l’année de trop.

Power Corp. a donc annoncé en mai 2018 son intention de se séparer de son média vedette, mais financièrement encombrant. L’annonce a été faite par le président du quotidien, qui annonçait dans la foulée un changement de structure juridique du quotidien, appelé à devenir un organisme à but non lucratif (OBNL), en réalité une fiducie d’utilité sociale dans laquelle Power Corp. investira 50 millions de dollars.

Injecter de l’argent frais

L’objectif de la démarche, comprenait-on, était double : soulager la direction de La Presse de la pression évidente des actionnaires de Power Corp. et, dans la foulée, faciliter l’injection d’argent frais dans un édifice en péril. Injecter de l’argent public via les aides à la presse des gouvernements fédéral et provincial, mais également de l’argent privé, sous la forme de dons et de contributions philanthropiques. « C’est le meilleur des deux mondes », assurait d’ailleurs le président du quotidien, Pierre-Elliott Levasseur.

M. Levasseur rappelait également un élément important, qui aura sans doute précipité la décision de Power Corp. : le gouvernement fédéral avait confirmé quelques mois plus tôt qu’il était prêt à soutenir les médias écrits, à l’exception de ceux détenus par des familles riches ou de grandes entreprises. Difficile dans ces conditions pour la famille Desmarais de poursuivre son engagement dans La Presse.

Dans un contexte de crise des modèles traditionnels des entreprises de presse, ici comme ailleurs, Power Corp. a finalement lâché sa tête de gondole. « Pendant combien d’années PC allait se battre pour la survie d’un média [comme La Presse] ? », s’interrogeait Sylvain Lafrance, professeur au Pôle Média à HEC, dans Le Devoir. « Depuis la vente des journaux régionaux en 2015, c’était écrit dans le ciel que la vente de La Presse suivrait. »

Décision surprenante

Mais la formule d’OBNL retenue par les dirigeants du quotidien a surpris. Si certains observateurs ont applaudi avec enthousiasme une initiative destinée à mettre la pression sur Ottawa, d’autres ont émis des doutes sur la sincérité de la démarche.

Pourquoi la transformation de la structure juridique du journal et, donc, de son modèle d’affaires pose question ? S’il s’agit de « transformer une entreprise privée en OBNL pour réussir à obtenir sous une autre forme juridique ce qu’on ne peut avoir dans la forme d’origine », comme le suggérait Patrick Tanguay, président du Chantier de l’économie sociale, dans une tribune parue dans La Presse, il y a effectivement un hic.

Le quotidien a une mission d’intérêt public – informer – et cette mission est évidemment soluble dans son nouveau statut. La formule média + organisme sans but lucratif ne date pas d’hier. Le magazine de consommation Protégez-Vous, par exemple, fonctionne de la sorte depuis bientôt 20 ans. Les sites d’information locale, comme Pamplemousse.ca, ont également adopté cette solution. L’économie sociale peut donc être une avenue intéressante pour les médias.

Transparence et gouvernance riment-elles ?

Mais des risques existent, selon M. Tanguay. Que cette transformation du modèle ne soit ainsi qu’une aubaine pour rechercher d’autres formes de profits. Autrement dit, que le public assume les véritables coûts de fabrication du journal, via des aides financières et des incitatifs fiscaux notamment, pendant qu’en coulisses, des acteurs privés continuent à tirer les ficelles. La question est légitime : Power Corp. est-elle sincèrement décidé à abandonner un média dont le rôle d’influenceur de la société québécoise n’est plus à démontrer ?

À l’interne, les salariés y croient et espèrent que la formule OBNL favorisera une plus grande transparence en même temps qu’elle permettra d’implanter une gouvernance démocratique, voire participative. Pour sa part, Patrick Tanguay rappelait que le président de La Presse avait évoqué en entrevue « le scénario d’une fiducie sociale où un seul fiduciaire, nommé de surcroît par la direction actuelle de La Presse et l’actionnaire majoritaire de Power Corp., nommerait le reste des membres du conseil d’administration  ». En matière de gouvernance démocratique et de transparence, évidemment, on a vu mieux.

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