Regards sur le Japon. Travailler à mourir

No 77 - déc. 2018 / janv. 2019

Chronique Travail

Regards sur le Japon. Travailler à mourir

Léa Fontaine

Dans certaines sociétés, la réduction du temps de travail a été mise en œuvre afin d’augmenter la qualité de vie. C’est le cas de la France avec la semaine de 35 heures implantée sur l’initiative de Martine Aubry, alors ministre du Travail, même si elle a été battue en brèche, 20 ans plus tard, par la loi El Khomri. Au Japon, toutefois, le travail est une valeur en soi et le nombre d’heures ne connaît pas de limites.

Dans la culture nipponne, travailler un grand nombre d’heures relève quasiment du code d’honneur du citoyen modèle. Les heures supplémentaires sont ainsi devenues une règle, mais à quel prix ? À celui de la vie ! La mort au travail y prend même deux formes particulièrement tragiques : le karōshi désigne la mort subite de cadres ou d’employés de bureau par arrêt cardiaque, AVC, etc. ; le karō utsubyō décrit le suicide au travail provoqué par son intensification excessive.

La mort au travail par surcharge a été par ailleurs remplacée par le suicide à proprement parler. Depuis les années 1990, ce dernier est courant et il est davantage médiatisé [1]. On observe bien sûr un lien de causalité entre les conditions de travail et le passage à l’acte, mais aussi des facteurs renvoyant aux fragilités individuelles des salarié·e·s.

Culture du déni

Selon Junko Kitanaka, dont les écrits sont largement consacrés à la dépression dans la perspective historique de la psychiatrie, plusieurs maladies mentales sont présentes dans l’archipel japonais depuis longtemps. C’est notamment le cas pour l’épuisement nerveux (shinkei suijaku). Au début du 20e siècle, les suicidé·e·s et les malades mentaux sont particulièrement malmené·e·s par ceux-là mêmes qui pourraient les soigner. Ainsi, selon Kuniyoshi Katayama, une spécialiste de la médecine légale, les suicidé·e·s «  répandent du poison dans la société [et la nation] doit renforcer son corps et son esprit de sorte à pouvoir éliminer les molécules pathologiques de cette espèce-là  ». Dans un discours, prononcé à la même époque, Ōkuma Shigenobu affirmait : « Tous ces gens qui se précipitent du haut d’une cascade ou qui se jettent devant un train sont des esprits faibles. Ils n’ont pas de constitution mentale assez forte, ils en font une maladie mentale et, à la fin, ça les tue. Inutile, voilà ce qu’ils sont ! Les têtes faibles de ce genre ne causeraient que du mal même s’ils survivaient [2]. » Toute une analyse !

Il y eut une brève période dans l’histoire de la psychiatrie japonaise, après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle la domination de la neurobiologie a été mise à mal dans ses fondements par la psychanalyse. Au tournant des années 1950, le modèle américain de « santé mentale » s’est imposé un temps au Japon. Comme dans plusieurs autres sociétés modernes, l’augmentation des prescriptions de psychotropes y est alors grandissante et inquiétante. Ceux-ci sont prescrits pour maîtriser les mécanismes biologiques de la psychose et exclure toute psychologie des névroses. Sous l’occupation, le Japon reprend ses propres outils pour construire un renouveau théorique du neurobiologisme en psychiatrie, afin d’étendre le recours aux cliniques et aux hôpitaux psychiatriques privés. Contrairement à d’autres pays, le Japon met l’accent sur l’institutionnalisation des patient·e·s atteint·e·s de maladies mentales.

Ailleurs dans le monde

Bien malheureusement, le karōshi et le karō utsubyō ne se manifestent pas seulement dans l’État nippon. En effet, ils se produisent dans plusieurs pays industrialisés, voire dans des nations où domine l’économie virtuelle. En France, dans des entreprises comme Orange ou Renault, mais aussi dans certaines grandes entreprises au Québec, des travailleuses et travailleurs pressé·e·s comme des citrons se retrouvent à bout de force et tombent comme des mouches ou préparent leur suicide, bien souvent sur leur lieu de travail. Les suicidé·e·s n’hésitent plus à accrocher à leurs vêtements un petit mot sur lequel on peut lire : « Si je me suicide aujourd’hui, c’est à cause de mon travail ! » On comprendra que ces messages frappent de plein fouet l’imaginaire de leurs collègues.

Améliorer les conditions de travail pour affronter la question de la mort « naturelle » ou le suicide au travail s’impose. Toute une question d’apprentissage et de culture est impliquée. Des formations de sensibilisation à ces questions sont donc aujourd’hui plus essentielles que jamais.

À preuve, même l’art s’en est saisi en vue notamment de sensibiliser la population japonaise. Voir à ce sujet le documentaire en production Salaryman.


[1Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail : histoire et anthropologie de la dépression au Japon, Montreuil-sous-Bois, Ithaque, 2014, 316 p.

[2Junko Kitanaka, Depression in Japan : Psychiatric Cures for a Society in Distress, Princeton, Princeton University Press, 2012, 109 p.

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