Voyage au coeur d’une pédagogie anarchiste

No 77 - déc. 2018 / janv. 2019

Chronique Éducation

Voyage au coeur d’une pédagogie anarchiste

Entrevue avec Sylvain Larose

Wilfried Cordeau, Sylvain Larose

La pensée libertaire a marqué l’évolution de la pédagogie et contribué à tracer les contours de l’école telle qu’on la connaît. Elle nourrit toujours une réflexion pratique sur la manière de faire et de vivre l’école et incite à renégocier les fondements d’une institution qu’on tient peut-être trop pour acquise et figée. J’ai rencontré mon ancien collègue Sylvain Larose, auteur de Être, agir, enseigner en tant qu’anarchiste à l’école secondaire (M Éditeur, 2018), un guide pratique de la pédagogie anarchiste qu’il applique depuis une vingtaine d’années. Propos recueillis par Wilfried Cordeau.

À bâbord ! : Comment peut-on concilier enseignement et anarchisme dans le contexte scolaire d’aujourd’hui ? Est-ce qu’enseigner dans le système d’éducation québécois implique un renoncement aux idéaux libertaires ?

Sylvain Larose : C’est une question existentielle que j’ai mis longtemps à résoudre. Que je le veuille ou non, je fais partie de cette société-là, comme tout le monde. Oui, en quelque sorte, je m’accommode du système, parce que je constate qu’agir individuellement pour le transformer ne suffit pas : la solution doit être collective. J’ai compris que par mon métier, je peux apporter une contribution beaucoup plus grande à la transformation sociale. D’ailleurs, et quoi qu’on en dise, le monde occidental, depuis la Seconde Guerre mondiale, s’est édifié sur des principes humanistes, et même à gauche : les chartes de droits et libertés, les fondements de notre droit, les déclarations d’intention qui gouvernent nos sociétés portent des valeurs et des principes de gauche. Là où le bât blesse, évidemment, c’est que ces principes ne se traduisent pas toujours dans les faits en raison de la manière que sont dirigées nos sociétés. Mais, en essence, on habite un monde qui repose sur des fondements de gauche. Et lorsqu’on y regarde de plus près, nos écoles portent le même projet. Dans mon école secondaire, le projet éducatif est campé à gauche : on mise sur l’entraide, la solidarité, le sens du partage, le respect de chacun, etc. Les programmes du ministère vont dans le même sens : développer l’esprit critique, la collégialité, l’autonomie du jeune, etc. Donc, il n’y a pas d’opposition fondamentale : je peux apporter une contribution positive au projet d’éducation de mon école ou de la société, et ce, sans trahir mon esprit libertaire.

ÀB ! : Dans une société comme la nôtre, comment un enseignant peut se positionner sur le plan idéologique en tant qu’anarchiste face à des élèves ?

S. L. : Évidemment, le mot anarchiste est très chargé négativement. Mais il l’est de moins en moins : l’anarchie fait moins peur, les gens s’y intéressent de plus en plus. Pour ma part, je l’assume totalement. Personnellement, je ne crois pas à cette idée qu’un adulte puisse enseigner à des élèves et être neutre ou objectif, ne jamais trahir son idéologie. Au contraire, je pense qu’il est souhaitable que les adultes prennent position face aux élèves. Ils peuvent influencer les jeunes, ce qui nécessite une certaine éthique, bien sûr, mais cette influence n’est pas mauvaise en soi. Pour moi, la meilleure manière de me prémunir contre cette idée de manquer d’objectivité, c’est de me présenter d’entrée de jeu aux élèves comme anarchiste et de leur expliquer ce que cela signifie et implique. Je les mets en garde, pour qu’ils exercent un esprit critique face à mes propos, et j’établis un cadre dans lequel tout le monde peut s’exprimer, débattre, remettre en question. On en discute et on avance ensemble. Enfin, il faut rappeler qu’au Québec, dans les programmes, on demande régulièrement à l’élève de prendre position, de donner son avis sur différents enjeux et de s’appuyer sur des arguments. Comment peut-on apprendre à un·e jeune à prendre position dans un débat si les adultes signifiants, si les enseignants, eux, ne prennent pas position ? Pour moi, il faut que les jeunes soient capables de déceler mes opinions, de comprendre comment je les exprime et comment je les appuie. Et s’ils les remettent en question, je vais m’expliquer et on va en discuter. Être transparent, c’est un service à leur rendre, pour qu’ils comprennent que tous les adultes ne pensent pas de la même façon et qu’il existe une saine pluralité de pensée dans notre société, dont ils peuvent s’inspirer.

ÀB ! : Quelles sont les principales limites de l’école secondaire québécoise à laquelle une approche anarchiste de la pédagogie peut répondre, et comment s’y attaque-t-elle ?

S. L. : Essentiellement, je vois deux gros problèmes. Le premier, c’est la note et la moyenne. Encore aujourd’hui, quand l’enfant rentre à la maison, ses parents ne lui demandent pas « qu’est-ce que tu as appris ? », mais « combien as-tu eu ? » Ça fait plus de trente ans qu’on est dans cette impasse de la performance qui impose une crise d’anxiété intolérable à nos jeunes. La note prime sur tout, ce qui entraîne la tricherie, la manipulation administrative des résultats d’école, les crises d’angoisse avant les examens, l’explosion des diagnostics de difficultés d’apprentissage, etc. Toute la relation didactique est faussée parce que l’enfant n’est pas évalué selon son propre progrès face à une tâche, à un objectif, à un défi, mais par rapport aux autres ou à la moyenne d’un groupe qu’il n’a pas choisi. À travers tout ça, on oublie que notre tâche est de faire grandir le jeune, et pour ça, il faut qu’il ou elle puisse progresser à son rythme, et dans l’erreur si nécessaire. En classe, quand je lui donne un projet à faire, un·e élève peut faire précorriger son travail jusqu’à ce qu’il ou elle atteigne son propre objectif. Je l’accompagne dans son processus, je lui donne des pistes de solution à ses erreurs, on dialogue et on avance ensemble. Ça enlève l’anxiété et ça lui permet d’apprendre et d’en tirer satisfaction. Il faut qu’on fasse avancer les jeunes par rapport à leurs propres défis, pas par rapport à une hypothétique « moyenne des ours ».

Le second problème, c’est l’obligation d’aller à l’école, du moins au secondaire. Obliger les jeunes à venir à l’école, ça en fait une prison : ils sont captifs d’une institution qui n’a pas à se forcer sur la qualité, sur la pertinence ou la signifiance de ses activités ou de ses enseignements, parce que de toute façon les élèves sont obligés de s’y présenter. Je suis plutôt d’avis que les enfants, les adolescents, les adultes sont des personnes qui veulent apprendre et ne pas perdre leur temps. Donc, si on changeait l’approche pour que « tout enfant ait le droit d’aller à l’école », les élèves choisiraient de venir à elle et les adultes devraient se demander comment les accueillir et les stimuler. Malheureusement, ce qu’on a, c’est plutôt une école coercitive, où on applique un régime de punitions pour forcer les jeunes à travailler ou à apprendre. Pour moi, ce modèle fait fausse route : quand on punit un adolescent, on met l’accent sur la sanction, et non pas sur la cause et les solutions à son erreur ou son action. Or, l’école, c’est un lieu d’apprentissage et il faut que les jeunes aient droit à l’erreur. En tant qu’anarchiste, je n’aime pas et ne veux pas donner d’ordres à mes élèves, mais de la liberté, de la prise sur leurs faits et gestes. Je leur propose des projets, et on en discute, dans un cadre où les enjeux et les conséquences sont clairs, dans une forme de contrat didactique. Je m’appuie sur les principes fondamentaux du droit occidental, que j’enseigne à mes élèves, pour organiser le fonctionnement au sein de la classe dans des rapports de respect, de dialogue, d’équité et de collégialité. En somme, je veux leur apprendre à travailler par eux-mêmes, à être autonomes, responsables, créatifs, à stimuler leur motivation personnelle ; bref, tout le contraire de l’obéissance, qui reste le modèle dominant de l’école. En fin de compte, plus je donne de liberté aux jeunes, plus ils et elles m’en donnent comme enseignant, et on grandit ensemble.

Pour aller plus loin : les douze principes du droit occidental


Ces principes permettent d’établir une sorte de contrat moral entre l’enseignant·e et les élèves, les liant dans un rapport égalitaire d’auto-observance des règles et d’autorégulation. Ces principes sont :

1. la loi est la même pour tous et toutes ;

2. nul n’est censé ignorer la loi (à partir de la majorité civile et pénale) ;

3. nul ne peut être mis en cause pour un acte dont la personne n’est pas l’auteure ou la complice ;

4. nul ne peut être mis en cause pour un comportement qui ne porte tort, strictement, qu’à soi-même ;

5. toute infraction entraîne punition et réparation ;

6. une personne mineure est déjà sujet de droit, mais pas une citoyenne ;

7. pour une même infraction, une personne mineure est moins punie qu’une personne majeure ;

8. nul ne peut se faire justice à soi-même ;

9. nul ne peut être juge et partie ;

10. un·e citoyen·ne obéit à la loi parce que cela est fait avec les autres citoyen·ne·s ;

11. l’interdit de la violence ne se discute pas démocratiquement puisqu’il permet la discussion démocratique ;

12. l’usage de la force n’est légitime qu’en cas d’urgence (légitime défense) ou d’assistance à une personne en danger, et après épuisement de toutes les voies de droit pour rétablir le droit.

Source : Sylvain Larose, Être, agir, enseigner en tant qu’anarchiste à l’école secondaire, St-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2018, p. 29-30.

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