Dossier : Journalisme. Sorties (…)

Dossier : Journalisme. Sorties de crise

L’échec commercial d’un bien public

Pascale St-Onge

L’imputabilité des élites dépend en grande partie de la qualité, de la pluralité et de la disponibilité des journalistes professionnels, qui sont les yeux et les oreilles des citoyen·ne·s autrement exclu·e·s des lieux de pouvoir. Pourtant, les médias d’information, particulièrement la presse écrite, traversent une crise économique sans précédent et sans fin qui met son existence en péril. Et si la solution consistait à admettre l’échec commercial de l’information et à confirmer son statut de bien public ?

Il est de bon ton de dire que l’information journalistique n’est pas une marchandise comme une autre. Qu’elle doit répondre aux plus hauts standards éthiques et de rigueur. Que les médias forment le quatrième pouvoir dans une société démocratique. Que le public doit avoir accès aux informations qui lui sont nécessaires et pertinentes afin de mener des débats de société éclairés et, ultimement, de prendre des décisions collectives réfléchies en s’appuyant sur des faits vérifiés.

Mais si l’on accorde en apparence un statut particulier au rôle de l’information dans nos sociétés, le travail journalistique a servi en réalité de bien commercial, participant à enrichir des entreprises à but lucratif, des propriétaires et des actionnaires. Même si de nombreux efforts sont faits dans toutes les salles de presse afin d’offrir, de façon générale, une grande qualité d’information, les difficultés financières nuisent inévitablement au journalisme auquel on reproche parfois son sensationnalisme, son penchant pour le « clickbait » et certains raccourcis. Cette tendance s’est d’ailleurs accentuée au cours des dernières années, alors que les entreprises de presse cherchent toujours plus à accrocher les lectrices et les lecteurs afin de générer des revenus de publicité indispensables à la poursuite de leurs activités.

Puisque la rentabilité est à ce jour le critère ultime de l’existence des médias, les pouvoirs publics, tout comme la société en général, ont assisté, impuissants ou volontairement impassibles, à la fermeture de centaines d’hebdomadaires et de dizaines de quotidiens qui desservaient des communautés maintenant plongées dans l’obscurité médiatique. Quand on pense que les médias écrits alimentent toute la chaîne d’information, incluant les émissions de radio, les bulletins de nouvelles télévisées et les émissions d’affaires publiques, tout comme les réseaux sociaux et les diverses plateformes de diffusion de contenus, c’est une véritable catastrophe démocratique qui se joue et nous sommes bien près d’un point de non-retour.

Pendant de nombreuses décennies, l’équation du journalisme qui attire du lectorat qui, lui, est « vendu » aux annonceurs a été très lucrative. Aujourd’hui, Internet et ses géants ont permis l’éclatement des possibilités publicitaires. En moins de dix ans, la valeur commerciale du journalisme s’est complètement écroulée. D’une part, l’information est désormais disponible en ligne gratuitement, ce qui rend l’abonnement à un média particulier moins attrayant. D’autre part, la multiplication de l’offre pour les annonceurs a entraîné la chute des tarifs publicitaires. Les plateformes comme Facebook et Google, qui ne produisent pas de contenus, peuvent ainsi avoir une structure d’entreprise peu coûteuse ; le fait de détenir un marché planétaire leur permet de garantir les prix parmi les plus bas et de gruger la plus grande part de la tarte publicitaire.

Pourtant, la valeur civique de l’information journalistique, elle, demeure entière, encore plus à l’ère des réseaux sociaux, qui favorisent la désinformation et la propagande.

Menaces à la liberté de presse et au droit du public à l’information


Le désinvestissement de l’entreprise privée dans le secteur de l’information est la preuve que son existence est en péril si rien n’est fait. En plus des nombreuses fermetures, à peu près toutes les entreprises de presse ont procédé à d’importantes restructurations, ventes et contractions qui ont provoqué la disparition de près de 50 % des emplois du secteur. Les questions qui se posent face à ce constat sont les suivantes : que restera-t-il de la liberté de presse et de notre droit à l’information si rien n’est fait et que l’hécatombe se poursuit dans l’indifférence ? Et quelles sont les responsabilités de l’État afin de garantir ces droits et libertés consacrés dans nos Chartes qui, sans médias et sans journalisme, deviendront complètement désincarnés et dénués de sens ?

L’information journalistique a bel et bien un prix que les citoyen·ne·s ont toujours payé, d’abord directement, par le coût de l’abonnement, et ensuite indirectement par leurs achats d’articles de consommation et de services dont les coûts de publicité sont inclus dans le prix au détail. Avec la chute des revenus publicitaires, nous sommes aujourd’hui confrontés à une réalité : la chaîne de financement de l’information est brisée.

Pouvons-nous imaginer un nouveau modèle de financement de l’information journalistique ? Ce nouveau modèle pourrait-il impliquer un nouveau contrat social entre les médias d’information et la population, afin que l’argent qu’on y injecte et les profits (s’il y a lieu) servent uniquement à soutenir la production de contenus journalistiques plutôt que d’aboutir dans les poches d’actionnaires ou de propriétaires ?

L’information comme bien public

Au Québec et au Canada, l’éducation, la santé ou le système de justice n’ont pas toujours été des services publics financés collectivement afin d’être accessibles à tous. Cela découle plutôt d’importantes décisions politiques qui se sont appuyées sur des principes d’accessibilité et d’équité. Une telle chose serait-elle envisageable pour l’information journalistique ?

Plusieurs solutions ont été proposées afin de soutenir les médias d’information. Certaines impliquent des fonds publics, par exemple par le biais de crédits d’impôt sur la masse salariale. D’autres nécessitent la participation économique de nouveaux joueurs qui bénéficient du contenu journalistique, dont les fournisseurs d’accès Internet et les plateformes numériques de diffusion. Mais toutes les solutions évoquées devront être imposées par une volonté politique claire, car elles nécessitent la mise en place de nouveaux programmes publics ou de nouvelles réglementations et lois.

Bien sûr, l’intervention de l’État doit se limiter à mettre en place un nouveau mode de financement. Les médias doivent demeurer à l’abri du pouvoir étatique afin de remplir leur mission civique de surveillance des pouvoirs politiques. Mais cela est possible et existe déjà. Faut-il rappeler que Radio-Canada est financée à même des crédits parlementaires ? Que la plupart des pays démocratiques soutiennent les médias d’information à partir de fonds publics, les champions étant les Scandinaves ? Que le Canada fait piètre figure en matière de soutien aux médias d’information ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Personne ne croit au retour de la manne publicitaire pour financer le journalisme. N’est-il pas temps comme société de renoncer à la valeur commerciale de l’information journalistique et de lui donner le statut de bien public, au même titre que l’éducation, les soins de santé ou le système juridique ?

Si nous considérons que le journalisme est un contre-pouvoir essentiel pour prévenir et dénoncer les abus de toutes sortes, nous devrons collectivement nous assurer de nous donner les moyens de notre liberté de presse et de notre droit à l’information, sans quoi nous devrons peut-être renoncer à ceux-ci, avec toutes les conséquences que cela comporte. Une chose est certaine, nous n’avons plus le luxe du temps. Il faut agir vite.

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