L’idéologie des autres

No 17 - déc. 2006 / jan. 2007

Analyse du discours

L’idéologie des autres

Eve Martin Jalbert

Le discours n’est pas neuf. Depuis plusieurs décennies, et plus intensément depuis 1989, il nous dit que nous sommes dans une ère d’après les idéologies. Il conviendrait donc de n’être d’aucune. À l’idéologie, cet impératif oppose une contrepartie dont le nom varie selon les conjonctures : pragmatisme, réalisme politique, consensus, lucidité. Derrière ce discours qui se méfie des idées et des idéaux d’émancipation et d’égalité se cache quelque chose d’extrêmement insidieux, qui est peut-être la plus redoutable des illusions : un fantasme d’adéquation au réel.

« Gauchisme idéologique » de Chávez et de Moralès, « gauche idéologique » de Québec solidaire, « idéologisme » de ceux et celles qui comptent voter pour Ségolène Royal ou de ceux et celles qui, de gauche, ne voteront pas pour Ségolène Royal : le reproche s’entend et se lit régulièrement dans les journaux, dans les analyses et dans les discussions les plus vives.

On sait et on ne sait pas ce qu’est l’idéologie. Il est rare qu’on emploie le mot au sens marxien de système hégémonique de représentations formant les hommes à la reproduction de la domination capitaliste. L’emploi courant du terme laisse trop souvent tomber deux éléments capitaux chez Marx : l’exercice d’une contrainte opérée par l’idéologie (en vertu de quoi l’expression « idéologie dominante » serait un pléonasme) et la prétendue nécessité (ou naturalité) qu’elle confère à tel ou tel ordre du monde. Si le terme devait comprendre ces éléments, sans doute n’y aurait-il aucun sens à parler aujourd’hui d’idéologie altermondialiste, pacifiste, féministe ou écologiste.

Il est également rare que l’emploi du mot ait la neutralité d’une définition de sciences sociales – même dans les sciences sociales – du type « ensemble d’idées, généralement organisées, pouvant informer une ou des actions ». Le terme sert couramment à désigner une réalité qu’on met à distance – telle est sa première fonction, sa première signification. Rares sont ceux et celles qui, à l’instar du corbeau de Pasolini, parlent de leur propre idéologie. Les idéologies, comme les aveuglements, sont toujours celles des autres. Le terme s’inscrit généralement dans l’antagonisme des camps qui place d’un côté, en les tenant presque pour des synonymes, idéologie, radicalisme, dogmatisme, utopie, rêve, enivrement, lyrisme, mythe, illusion, grands mots, idéalisme, croyance, coupure avec la réalité et, de l’autre côté, réalisme, pragmatisme, discours de la vérité, sobriété stoïque, analyse sceptique, nuance, compromis, consensus, modération, bon sens, lucidité. Rarement neutre, presque toujours péjoratif et polémique même sous des dehors d’objectivité, le terme ouvre sur un problème de pensée drôlement important : quelle est la nature de notre rapport à la réalité ? Existe-t-il une telle chose que « vivre dans la réalité », ce que ne connaîtraient pas ceux et celles qui « sont dans l’idéologie » ? Sur quelle réalité se fonde un tel partage entre dedans et dehors de la réalité ?

Les cartes du réel

La « réalité » qu’on oppose à l’idéologie, on voudrait bien qu’elle aille de soi et qu’elle s’impose dans l’évidence, pour qui a le bon regard, comme l’imminence de l’hiver dans le gel d’une nuit de novembre. Mais il n’est pas sûr que ce qu’on appelle « réalité » renvoie tout simplement à ce qui est comme à un strict donné qu’on cueillerait en se penchant un peu. La psychanalyse a assez insisté sur ce point : la réalité, c’est surtout ce qui résiste à nos aspirations, à nos désirs, à notre volonté. On ne saurait toutefois rendre ainsi impossible d’avance toute proposition sur le monde. Mais l’opération de pensée et de parole qui consiste à se référer à « la réalité » ne va pas de soi : elle est toujours un rapport entre un ensemble de donnés, bel et bien effectifs (on l’espère), et le nom « réalité » qui sert à les désigner. Cette proposition n’a rien de tautologique : elle réaffirme la conviction fondamentale que toute réalité présentée comme telle reste une version de réalité qui contient une part de construction et de postulat.

Sur le plan politique, ce qui partage les positions ne tient pas à la différence entre la proximité avec le réel des un·es et l’éloignement des autres, mais notamment à la différence entre des découpages du réel. La politique est le lieu de confrontation entre des cartes du réel, entre différents résultats de cette opération de découpage partiel de ce qu’on appelle « réalité ». Le pragmatisme, le réalisme politique, le consensus, la lucidité sont d’autres noms de certains de ces découpages. Mais ils ont ceci de spécifique qu’en se prétendant non idéologiques ils voudraient faire oublier qu’ils sont également des versions du réel.

L’expérience de Don Quichotte

Lorsque Hugo Chávez dit de Fidel Castro qu’il est un Don Quichotte sans la folie, il est facile, pour la sagesse désillusionnée, de faire les gorges chaudes : le personnage du Chevalier à la triste figure est devenu le symbole de l’aveuglement idéologique de celui qui cherche dans le monde ce qu’il a lu dans les livres. Si, pour Don Quichotte, « prétendre qu’Amadis n’a jamais existé, ni aucun des illustres chevaliers dont ces ouvrages nous racontent les aventures, c’est soutenir que le soleil n’éclaire pas, que la glace n’est pas froide, que la terre n’est pas sous nos pieds », c’est que le personnage sent que nous ne sommes pas seulement constitués de faits observables et de donnés positifs, mais que nous sommes également traversés de rêves, d’aspirations, de souvenirs, de schèmes auxquels l’existence sait fournir des attestations et des vérifications. Notre rapport au monde est fait de médiations partielles, fragmentaires, bricolées, tantôt personnelles tantôt partagées. Constituées de mots retenus de longue date, de figures phares, de paroles de chansons peut-être naïves, de vérités évidentes, de livres mineurs, de dictons banals, de rêves et de projets, d’idées qui se sont formées au fil des discussions, des lectures et de l’expérience, ces médiations ne relèvent pas forcément de l’échafaudage théorique dogmatique et aveugle auquel on réduit l’autre camp, mais elles n’accomplissent pas moins le même travail que les conventions dominantes de réalité : elles donnent consistance et lisibilité au monde et à notre vie au fil des jours.

La pensée anti-idéologique voudrait bien faire oublier ces échanges entre l’expérience et nos schèmes de perception et d’intelligibilité en cherchant à réduire notre rapport au monde à un rapport immédiat à ce qui est. Or le rapport au monde est le lieu où ce qui pourrait être est aussi actif que ce qu’il y a. L’expérience exacerbée par le personnage de Cervantes ne tient pas forcément de la folie. Et si c’était au contraire de vouloir s’y soustraire qui était aussi délirant que de prendre des moulins à vents pour des géants ?

Le fantasme d’immédiateté, le désir d’échapper à toute médiation rapproche la sagesse anti-idéologique des systèmes hégémoniques de représentation de l’ordre du monde : ce qu’elle nous présente, c’est une réalité assimilée à une incontestable nécessité. Sous prétexte de nous défaire des idéaux coupés de la réalité et des rêves menant au totalitarisme, la rationalité cynique ne préserve qu’une toute dernière action possible : se soumettre à perpétuité à la nécessité du monde tel qu’il va.

Les mots de la politique

Cette haine des idéologies repose souvent sur la réduction de la politique à l’art de gouverner, à une activité de gestion et de pacification pragmatique des intérêts divergents. Cette pensée consensuelle ne consiste pas seulement à vider la politique de toute possibilité de rêver et de se projeter dans l’avenir sur la base des idéaux d’émancipation. Elle procède du vieux désir d’en finir avec tout ce qui s’interpose dans cette immédiateté désirée de la réalité, à commencer par ces « grands mots » qu’on connecte parfois au possible et à l’idéal, ces mots « vagues » qui ne désignent pas du « concret » incontestable – peuple, démocratie, égalité, émancipation... Il faudrait ainsi ne parler qu’avec des mots coïncidant parfaitement avec des « corps » faits de propriétés repérables et objectives. Le réalisme politique s’accompagne de cette méfiance envers les mots mensongers. Ce qu’il dénonce, en dernière instance, c’est la distance entre les mots et les choses. Vidés de tout sens, de toute idéalité, les mots devraient entretenir un rapport de transparence avec les choses, éliminant d’emblée toute discussion possible. Le prix politique de cette méfiance envers les mots est trop élevé pour que nous n’y résistions pas fermement : elle contribue à nous couper de toute cette part de médiations et de rêves qui nous constituent. Il importe donc, à l’inverse, d’assumer que nous sommes des êtres de langage, de refuser le soupçon anti-idéologique à l’égard des mots qu’il s’agit de justement remettre au cœur de la politique. Accepter cette distance entre les mots et les choses, c’est accepter de travailler avec elle pour voir ce qu’il est encore possible d’en tirer de justice, de liberté et d’égalité.

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