No 17 - déc. 2006 / jan. 2007

Chronique éducation

Les arts au primaire

par Normand Baillargeon

Normand Baillargeon

Depuis que Platon a banni les poètes de sa cité idéale, les arts ont partout tendu à être le parent pauvre des curriculums. C’est bien entendu toujours le cas, mais les récentes justifications données en faveur du maintien de la maigre place qu’on leur accorde sont particulièrement pathétiques. Pour le constater, reprenons la question d’un peu plus haut, à partir de deux couples de concepts indispensables pour cerner notre problème : expression et appréciation ; valeur intrinsèque et valeur instrumentale.

De nécessaires distinctions conceptuelles

Le premier concept invite à distinguer entre accéder à l’art par sa valeur expressive et y accéder par l’appréciation des œuvres. La distinction, il est vrai, n’est pas absolue et dessine plutôt les pôles d’un continuum : on trouvera, dans les faits, des recoupements et des zones grises. Mais elle pointe vers quelque chose de réel et d’important. Noircissons les traits : veut-on avant tout permettre aux enfants de s’exprimer ou veut-on leur permettre de formuler des jugements esthétiques ? Dans le premier cas, on misera sur leur créativité, dans le deuxième, on misera sur l’histoire de l’art, sur l’étude des genres, des œuvres, des styles et ainsi de suite.

Le deuxième couple de concepts invite à distinguer entre une étude de l’art qui serait en elle-même sa fin et une étude de l’art défendue parce qu’elle sert d’autres fins, extérieures à lui. Dans le premier cas, on soutiendra qu’on étudie « l’art pour l’art » et on ajoutera qu’il y a quelque chose de profondément philistin à demander à qui s’intéresse, disons, à la musique baroque, à quoi cela peut-il bien « servir ». Dans le deuxième, on fera valoir que l’enseignement de l’art contribue à l’atteinte de diverses finalités instrumentales, comme la découverte et le développement des talents artistiques, l’acquisition par les élèves d’un ethos de discipline, le développement de la motricité fine, etc.

Ici encore, la distinction ne fait que pointer vers des types idéaux. Mais les choix éducationnels et pédagogiques que nous faisons collectivement entre les options que dessinent ces concepts ont un profond impact sur la place des arts à l’école ainsi que sur le type même d’enseignement qui y sera dispensé.

Au Québec, nous semblons avoir tranché en faveur de l’expressivité et de la justification instrumentale. Avant de dire pourquoi je pense que c’est là une grave erreur, je voudrais suggérer qu’elle s’explique par l’influence conjointe de trois a priori idéologiques qui traversent notre culture en général et le monde de l’éducation en particulier.

Trois contestables a priori

Ces trois a priori sont le formalisme, le romantisme et le postmodernisme. Le premier invite à penser que l’éducation doit avant tout développer des habiletés et que les contenus y sont donc secondaires. À la limite, n’importe quel contenu pourrait convenir. Ce qui compte, ce n’est pas tant d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre ; pas tant de savoir x, y ou z, mais d’être en mesure, disons, de penser de manière critique. Bref, la forme (d’où formalisme) l’emporte sur le contenu, au point où l’on est invité à enseigner non plus pour la compétence, mais par la compétence, d’autant qu’une fois acquise, celle-ci peut présumément s’appliquer à tout contenu possible, et cela par la grâce d’une mystérieuse opération de transsubstantiation, inventée par nos modernes pédagogues, et qui rend la compétence « transversale ».

Le deuxième a priori, le romantisme, invite à penser que les enfants non seulement désirent apprendre, mais aussi qu’ils apprennent, dans leur vie courante et dans leur milieu, naturellement, d’eux-mêmes et sans effort. L’école est donc invitée à reproduire les conditions de cet apprentissage naturel et est tenue pour cela de partir du milieu naturel des enfants et de ce qu’on présumera être leur expérience, leurs intérêts et leurs besoins.

Le troisième a priori est plus complexe à cerner. Disons qu’il est ici question de l’entretien d’une extrême et constante suspicion à l’endroit de l’universel (le Vrai, le Bien, le Beau). Attentif aux singularités, aux différences, à la multiplicité des cultures, des valeurs et des identités, ce postmodernisme envisage volontiers la haute culture comme un instrument de domination et conteste sa prétention à être normativement supérieure. Il en résulte une grande méfiance à l’endroit de cette culture et une forte réticence à en faire le cœur du curriculum.

En notre époque dominée par l’utilitarisme et par la rentabilité, il est aisé de deviner où conduit la conjonction de ces trois facteurs sur l’enseignement des arts : précisément à leur justification expressionniste et instrumentale. Cette posture a l’avantage de minorer la place des contenus, de ne pas avoir à sortir les enfants de leur univers culturel et à devoir défendre la supériorité de tel ou tel contenu sur tel autre, enfin de faire des arts des instruments pour l’atteinte de toutes sortes de visées extrinsèques.

S’engager dans cette voie est cependant hautement problématique. Pour le montrer, arrêtons-nous, à titre d’exemple, au cas de l’enseignement de la musique au primaire.

L’exemple de la musique

Partons de ce que dit à propos des arts et de la musique au primaire le Programme de formation de l’école québécoise. On lira sans surprise qu’il est question de « sensibilité », de « subjectivité », de « créativité », de se « connaître soi-même », d’« entrer en contact avec les autres », d’«  interagir avec l’environnement ». Si le jugement esthétique est bien évoqué en ces pages surréalistes, on affirme sans rire que l’élève sera amené à « inventer » des œuvres, à développer « son potentiel créateur au regard du monde sonore » (?!), à « inventer ses propres pièces vocales et instrumentales » (!?!), qu’il sera « mis en contact avec de nombreux repères de sa culture immédiate ».

Dans l’esprit de nos savants pédagogues, tous les élèves, petits Mozart renvoyés à leur culture musicale immédiate, ne font pas qu’inventer « des pièces musicales variées » : ils développent aussi, hé oui, des compétences transversales : « exploiter l’information », « résoudre des problèmes », « mettre en œuvre sa pensée créatrice », « se donner des méthodes de travail efficaces », « exploiter les technologies de l’information et de la communication », « structurer son identité », « coopérer et communiquer de façon appropriée ».

C’est en vain qu’on cherchera à construire sur ces seules et fragiles bases un curriculum cohérent, progressif, où un savoir musical précis, présenté par des gens le maîtrisant et l’aimant, permet à ceux qui le reçoivent d’accéder à une authentique culture musicale qui les sort du monde étroit et commercial auquel, autrement, certains d’entre eux seraient presque immanquablement confinés. Impossible, par exemple, sans jeter par-dessus bord tous ces mauvais préceptes du programme ministériel, d’imaginer qu’en sixième année tous les élèves maîtriseront, pour les avoir appris, les savoirs et concepts nécessaires pour être capables d’aborder, en X leçons, une introduction à la musique baroque et ses principaux représentants.

Mais comment justifier un tel enseignement de la musique, un enseignement au riche contenu présenté systématiquement ? Simplement en disant qu’il est impossible de se dire éduqué en ignorant de tels savoirs auxquels l’école publique doit donner un accès universel ; en rappelant que ces savoirs sont la condition sine qua non de la créativité ; en affirmant haut et fort que Britney Spears, que tous les enfants connaissent, est insignifiante à côté de Bach – que la plupart de ces enfants, en partie par la faute du programme de musique, ne connaîtront jamais.

Ce sont ces arguments, et par eux seuls, qu’il faudrait faire jouer pour justifier la place des arts dans le curriculum et pour espérer l’accroître. Après quoi, si on veut, on pourra invoquer des arguments extrinsèques – et il y en a de bons.

En attendant, ce programme est d’une infinie tristesse.

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