La tête dans le sable bitumineux

No 17 - déc. 2006 / jan. 2007

Réchauffement climatique

La tête dans le sable bitumineux

par Évariste Feurtey

Évariste Feurtey

L’exploitation accélérée des sables bitumineux constitue le principal enjeu de la politique énergétique du Canada dans la perspective du protocole de Kyoto. Les sables bitumineux sont la principale source d’émission de gaz à effet de serre (GES) au Canada et la principale raison de leur hausse. Avec tous les projets de développement actuellement en cours et approuvés par le gouvernement, la production de GES canadiens va doubler entre 2000 et 2012. Face à ce constat, on comprend mieux pourquoi le gouvernement conservateur de Harper et la ministre de l’Environnement Rona Ambrose ont annoncé, le 20 octobre dernier, que le Canada repousse à 2050 ses objectifs de réduction de GES.

En fait, ce que l’on observe depuis l’arrivée des conservateurs au pouvoir, c’est l’interférence croissante du lobby des producteurs de pétrole sur la politique énergétique du Canada. Ces nouveaux rois du pétrole nord-américains, chefs de multinationales américaines et canadiennes, investiront plus de 125 milliards $ dans l’exploitation des sables bitumineux au cours de la prochaine décennie. D’ici 2015, les revenus des sables bitumineux devraient rapporter annuellement plus de 2,4 milliards $ au gouvernement de l’Alberta, et 3,5 milliards $ au gouvernement fédéral [1]. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes…

La ruée vers l’or noir albertain

Jusqu’au milieu des années 1990, les investissements dans les sables bitumineux étaient risqués et peu rentables, dû principalement au prix relativement bas du baril de pétrole sur le marché (autour de 30-35 $). Mais depuis, la forte demande mon-diale en pétrole, propulsant le prix du baril au-delà de 50 $, a complètement modifié la donne.

L’épopée bitumineuse en Alberta a été stimulée par l’adoption, en 1996, d’une politique fiscale incitative du gouvernement de Ralph Klein. Selon celle-ci, tout promoteur n’est tenu de payer que 1 % de redevances sur ses revenus bruts, tant et aussi longtemps que ses coûts d’investissement n’aient été épongés. Après quoi, ce taux est majoré à 25 %.

Cette politique très avantageuse, la hausse du prix du baril de pétrole et l’amélioration des technologies d’extraction ont grandement contribué à l’essor faramineux du développement des sables bitumineux, dont la production en 2004 atteignait 1,1 million de barils par jour. Aujourd’hui en 2006, les sables bitumineux représentent 45 % de toute la production canadienne de pétrole brut. Et cette part ira en augmentant avec le temps.

L’exploitation des sables bitumineux est devenue une opération si rentable, qu’elle suscite un engouement sans précédent chez les promoteurs pétroliers du monde entier. En tenant compte des projets majeurs en cours et des investissements annoncés dans cette industrie, les experts évaluent qu’on triplera, en dix ans, la production actuelle de pétrole pour atteindre 3 millions de barils par jour en 2015, et 5 millions de barils en 2030. Au rythme de cette expansion phénoménale, on évalue que les réserves de sables bitumineux seront épuisées d’ici 50 ans, au mieux 80 ans.

Avec une production totale assurée de 176 milliards de barils de pétrole au cours des prochaines décennies, les sables bitumineux de l’Alberta sont le second gisement en importance d’hydrocarbure exploitable (après l’Arabie Saoudite) avec 15 % des ressources mondiales en pétrole. C’est dire toute l’importance stratégique que revêt l’exploitation de cette ressource dans le contexte mondial actuel.

Le pétrole canadien dérivé des sables bitumineux a un potentiel élevé d’expansion sur les marchés : d’abord, saturation du marché intérieur canadien, puis augmentation de son volume d’exportations actuelles vers les É.-U. tout en élargissant ce marché à la Californie et, finalement, ouverture sur le marché asiatique pour combler la forte demande en pétrole des pays émergents comme la Chine et l’Inde.

Les É.-U., avec une capacité de raffinage de 16 millions de barils par jour, représentent le principal marché d’exportation à développer, d’autant plus que la capacité pipelinière de transport est déjà installée [2]. Ce qui laisse présager un rapport de dépendance énergétique encore plus étroit entre les É.-U. et le Canada dans les années à venir.

Impacts environnementaux

Comparativement à l’extraction du pétrole conventionnel, l’extraction des sables bitumineux est cinq fois plus énergivore et génère trois fois plus d’émissions de GES. C’est la ressource fossile la plus polluante et la plus énergivore qui soit, dont l’exploitation est en parfaite contradiction avec les principes animant le protocole de Kyoto.

Outre cet apport important en émission de GES, l’exploitation des sables bitumineux entraîne d’autres impacts environnementaux majeurs.

La préservation de l’eau. L’extraction des sables bitumineux nécessite une énorme quantité d’eau. Il faut en moyenne trois barils d’eau pour produire un baril de pétrole. Actuellement, l’eau utilisée provient de la rivière Athabasca, un affluent du Mackenzie. Les retraits en eau effectués par l’industrie bitumineuse s’élèvent à 140 millions de m3 annuellement, soit l’équivalent de la consommation en eau de la ville de Calgary (800 000 hab.) Pour mener à bien les nouveaux projets d’exploitation, il faudrait augmenter encore de 50 % les prélèvements en eau dans la rivière, ce qui, selon une récente étude, est physiquement impossible sans mettre en danger l’approvisionnement en eau potable de la Saskatchewan et des Territoires du Nord-Ouest [3]. Pour solutionner ce problème, on envisage le détournement de rivières secondaires et d’importants stockages d’eau dans des réservoirs.

La gestion des matières toxiques. Les eaux utilisées dans l’extraction du bitume sont grandement contaminées par des métaux lourds (méthane, arsenic, mercure) et ne sont donc pas retournées à la rivière. Ces eaux toxiques et nauséabondes sont plutôt stockées dans d’immenses bassins de décantation, constituant ainsi un problème majeur pour la santé publique et l’environnement. Par ailleurs, l’infiltration des eaux de surface dans les sites d’enfouissement des déchets solides représente également un risque de contamination de la nappe phréatique.

La détérioration des écosystèmes. La déforestation, l’excavation du sol en profondeur, l’occupation du sol par des méga-usines de transformation et des infrastructures de transport (réseau de pipeline, routes, etc.), toutes ces activités ont des impacts irrémédiables sur l’environnement. D’autant plus qu’il n’y a aucune obligation légale pour les promoteurs de réhabiliter les terrains. Après qu’ils aient gravement pertubé les écosystèmes depuis dix ans, on observe aujourd’hui leurs effets négatifs sur la biodiversité : diminution de 10 % des terres humides, disparition des tourbières et des plantes indigènes, réduction de l’habitat de la faune sauvage mettant en péril la survie de certaines espèces animales comme le caribou des bois, le lynx, la martre et divers oiseaux des bois.

Un nécessaire retour à la raison

Si l’expansion bitumineuse s’accélère au rythme prévu, on évalue que les dommages environnementaux affecteront jusqu’à 20 % du territoire albertain. Un moratoire s’impose... pour empêcher un désastre écologique à grande échelle.

Dans tout ce délire, il y a néanmoins une lueur d’espoir : les habitantes de l’Alberta commencent à s’interroger sur l’acceptabilité sociale de l’exploitation effrénée des sables bitumineux. Selon un sondage réalisé en avril 2006 par le Pembina Institute, 86 % des Albertaines souhaitent qu’on « exige des entreprises qu’elles diminuent leurs émissions de GES ». C’est peut-être le début de la contestation !

L’essor de l’industrie des sables bitumineux est devenu le moteur économique de l’Alberta et l’enjeu majeur de la politique énergétique du gouvernement Harper.

À l’heure du protocole de Kyoto, le temps presse pour exploiter le filon bitumineux. C’est ainsi que le gouvernement Harper met tous ses efforts à renier ses engagements et à retarder l’atteinte des objectifs du protocole de Kyoto. Loin de lutter contre les changements climatiques, la politique actuelle du gouvernement Harper fait tout pour encourager l’industrie des sables bitumineux qui, en 2012, sera responsable de 50 % des émissions canadiennes de gaz à effet de serre. L’enjeu en cours est simple : des milliards $ de profits à court terme pour le lobby pétrolier nord-américain au détriment des conséquences du réchauffement planétaire pour les générations futures.

Sinon, comment expliquer ces décisions :

1. le renoncement du Canada à atteindre les objectifs de Kyoto pour l’année 2012 et leur report jusqu’en 2050 ! ;

2. l’annulation du budget de 10 miliards $ consacré au plan canadien de lutte contre les changements climatiques ;

3. le prolongement de l’allègement fiscal consenti aux promoteurs de l’industrie bitumineuse ;

4. l’abolition du crédit à l’Encouragement Pour l’Énergie Éolienne dans le « plan vert fédéral » ;

5. Le refus de valider le « plan vert » québécois (y compris le transfert de 328 millions $), tout en débloquant en même temps des fonds importants pour appuyer l’Ontario dans son « programme de réduction du smog ». Il est vrai que le plan vert du Québec est axé sur les énergies renouvelables et que l’Ontario (sans aucun plan vert intégré) est toujours de plus en plus assoiffé de pétrole albertain !

Et finalement, le comble... Comment expliquer les comportements erratiques de la ministre Ambrose : déclarations provocantes, entêtements, contradictions, multiples volte-face, refus d’entendre... Elle fut la « honte canadienne » à la Conférence de Nairobi. Oui, Madame Ambrose, vous avez tout intérêt, comme le volatile, à vous enfouir profondément la tête dans le... bitume !


[1Toutes les données empiriques de cet article proviennent de l’Office National de l’Énergie du Canada.

[2En 2002, 63 % de la production de pétrole brut de l’Alberta était déjà exportée vers les É.-U. (source O.N.É.).

[3Étude réalisée par la Sage Foundation et le Fonds mondial de la nature, section Canada, Le Devoir, 9 novembre 2006.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème