No 78 - février / mars 2019

Jeux vidéo

Not Tonight

Jean-François Mongrain

Qui deviendrez-vous si un gouvernement d’extrême droite prenait le pouvoir ? Développé par la petite boîte britannique Panic Barn !, le jeu Not Tonight vous place dans cette situation.

Soutenu par des graphismes très réussis en pixel art et une trame sonore solide, la simulation politique reprend presque intégralement le gameplay du jeu culte de la scène indépendante Papers, Please de Lucas Pope (2013) qui consiste à décider si l’on accepte ou refuse l’entrée à une personne en vérifiant sa carte d’identité. Relativement facile au départ, cette vérification se complexifie rapidement alors que les informations à vérifier (âge, date d’expiration, contrefaçons, etc.) se multiplient et que le nombre minimal d’entrées requises en un temps limité va en grimpant. Le jeu offre de ce côté un bon défi qui saura plaire aux amateurs de puzzles graphiques.

À la différence de Papers, Please qui vous place dans le rôle d’un agent de frontière de la factice république communiste d’Arstotzka, Not Tonight vous situe plutôt dans une dystopie au sein d’une Grande-Bretagne post-Brexit où les citoye·ne·s d’ascendance européenne non britannique (surnommés du terme dépréciatif d’« Euros ») sont menacés de déportation. Afin d’éviter ce sort, vous devez, en tant qu’Euro, réussir à accumuler mensuellement assez d’argent pour prolonger votre visa en prenant de petits boulots comme videur de bars. Votre maigre salaire dépend de l’efficacité de votre travail et votre budget insuffisant se partage entre des accessoires que vous devez vous procurer pour obtenir des contrats et la mise de fonds nécessaire au prolongement de votre visa pour le mois suivant.

Si on peut dire que le message politique anti-Brexit du jeu manque quelque peu de subtilité, ses personnages lui fournissent par ailleurs une belle profondeur : les quelques commentaires bien intentionnés bien que sujets à des microagressions de la part du patron, le ton dégoûté de l’agent responsable de votre cas, le racisme agressif d’un client, celui désinvolte d’une vendeuse ou les interactions dans le « bloc de relocalisation B » avec votre voisine de palier et son ivrogne de mari campent bien mieux l’ambiance que l’arc narratif principal un peu lourdaud. C’est au sein de cette atmosphère où se respire un mal banalisé que vous devez, en effectuant une série de choix tout au long du jeu, donner un sens au peu de pouvoir de décision dont vous n’avez pas été dépossédé. Lorsque vous avez à peine assez pour vivre et payer votre visa, acceptez-vous le pot de vin du revendeur de drogue local ou respectez-vous la loi en tentant d’être un honnête travailleur malgré l’injustice de votre situation ? Lorsqu’un voisin de palier se trouve dans l’embarras avec la police, placez-vous la sécurité de votre visa avant la solidarité avec vos pairs ? Lorsque vous apprenez l’existence de groupes séditieux dans les bars où vous travaillez, les laissez-vous entrer ou les dénoncez-vous ? Ces petits choix au cœur du jeu révèlent comment la pression croissante d’un fascisme tranquille vous dérobe peu à peu du pouvoir de choisir qui vous êtes. Qu’importe en effet ce que vous décidez de faire si c’est « eux » qui vous forcent la main en vous dépossédant de votre dignité ? Not Tonight vous reconduit ainsi au seul choix pouvant apparaître réel sous cette pression : vous brisera-t-on ou briserez-vous quelque chose ?

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